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Texte libre

 

Cécile Révauger,
Professeur des Universités,
UFR d’anglais,
Université Michel de Montaigne

 

Je suis née à Bordeaux en 1955, j’ai fait mes études secondaires au lycée François Magendie de Bordeaux et supérieures à l’Université de Bordeaux III.  Le concours des IPES qui existait alors (pré-recrutement au métier de professeur dans l’enseignement secondaire) m’a permis de vivre dans un relatif confort mes années d’étudiante. J’ai  été reçue aux concours du CAPES et de l’agrégation  en 1977. Enseignante dans un collège d’Argenteuil, puis dans divers collèges et lycées des régions lyonnaise et grenobloise, j’ai  soutenu une thèse de troisième cycle en 1983  sur le conte oriental en Angleterre, ce qui m’a permis d’être recrutée comme professeur agrégé à l’Université Stendhal-Grenoble III en 1985, puis comme maître de conférences dans cette même université en 1987. Mes recherches sur le XVIIIe siècle anglais m’ont incitée à étudier la franc-maçonnerie, née à l’époque des Lumières, de Locke et de Newton. En 1984, il fallait pour cela relever un triple défi : d’une part il s’agissait d’un domaine  largement inexploré par la communauté universitaire et qui semblait donc un peu ésotérique et suspect, d’autre part les archives maçonniques n’étaient pas aussi disponibles qu’elles le sont aujourd’hui, les Grandes Loges anglo-saxonnes faisant à l’époque preuve d’une certaine réserve à l’égard des recherches ayant un caractère public, enfin le chercheur en question était une femme…une bizarrerie pour la plupart des spécialistes britanniques et américains de la franc-maçonnerie … alors qu’aujourd’hui les bibliothèques maçonniques m’ouvrent largement leurs portes et que  les conservateurs font preuve de la plus grande bienveillance à mon égard, comme à l’égard de tous les chercheurs, pourvu que leur travail soit réellement scientifique.

Une bourse Fulbright de la Commission franco-américaine m’a permis d’effectuer des recherches dans les bibliothèques  de Boston et de Washington DC, sans oublier celle de Cedar Rapids, Iowa. Située au cœur du pays du maïs, elle aida sans nul doute son fondateur à tromper l’ennui et rassemble l’une des plus vastes collection d’archives maçonniques . Je pus ainsi rédiger ma thèse d’Etat, « La franc-maçonnerie en Grande –Bretagne et aux Etats-Unis au XVIIIè siècle : 1717-1813 », soutenue à l’Université de Bordeaux III en 1987, sous la direction de Régis Ritz.  Je publiai une version abrégée de cette thèse aux Editions EDIMAF en 1990. Depuis, j’ai publié de nombreux articles consacrés à la franc-maçonnerie, un ouvrage sur les «  Anciens et les Modernes » (, c'est-à-dire  les deux Grandes Loges rivales d’Angleterre, et un livre sur la franc-maçonnerie noire aux Etats-Unis, « Noirs et francs-maçons » (2003). J’ai écrit cet ouvrage grâce à l’obtention d’une seconde bourse de recherche Fulbright qui m’a permis de travailler sur les archives des Grandes Loges noires de Prince Hall à New York et Washington DC. J’ai été nommé professeur des universités en 1990.

J’ai  mené de front recherche et enseignement, comme la plupart des universitaires français. En bonne dix-huitiémiste, je me suis toujours un peu considérée comme citoyenne du monde, et à défaut de pouvoir le sillonner autant que je désirais, j’ai trouvé beaucoup de vertus à la mobilité universitaire…j’ai donc successivement occupé des postes à l’Université de Grenoble (Stendhal-Grenoble III), de Provence (Aix-Marseille I), des Antilles et de la Guyane (en Martinique) avant de rejoindre mon Université-mère, si je puis dire, l’Université de Bordeaux III. Chaque poste m’a apporté un grand nombre de satisfactions et seul l’impérieux besoin de découvrir de nouveaux  horizons a motivé chaque  départ.  A Grenoble, j’ai occupé un poste dit « double-timbre », à l’époque des premiers IUFM, c'est-à-dire que j’enseignais à l’Université tout en exerçant les fonctions de directrice adjointe de cet IUFM pionnier, ouvert à la collaboration avec les universitaires. Ce fut une expérience enrichissante, qui me permit de lancer un certain nombre de programmes de coopération internationale et de côtoyer des milieux  sociaux variés,  des cultures professionnelles  diverses, enseignants du secondaire, anciens directeurs d’écoles normales, corps d’inspection. J’y ai acquis, je pense, quelques qualités de diplomate, à une époque, bien sûr révolue, où pédagogues fondamentalistes et universitaires récalcitrants s’affrontaient allègrement.

 Aujourd’hui je fais partie du CIBEL de Bordeaux, le Centre Interdisciplinaire Bordelais d’Etudes des Lumières, dirigé par Jean Mondot. Mes recherches actuelles, outre la franc-maçonnerie, sont consacrées aux  Lumières et  à l’historiographie des Lumières,  ainsi qu’à l’histoire de la Caraïbe anglophone,  de l’époque des sociétés de plantation à l’abolition de l’esclavage.  J’anime des séminaires de master, dirige des thèses sur le dix-huitième siècle britannique et sur la Caraïbe anglophone des XVIII  et XIXe siècles.

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Prof. Cécile Révauger

English studies

Michel de Montaigne Bordeaux III University

 

I was born in Bordeaux and was a student at Bordeaux University. I passed the “agregation”  in 1977. I first taught in secondary schools, before registering a thesis on the oriental tale in 18th century . After defending this thesis I started my academic career at Grenoble University. I switched from the oriental tale to Masonic studies as I developed a particular  interest in the 18th century and considered that Masonic lodges could only emerge in the wake of the Enlightenment. At the time studying masonry was a real challenge, first because the academic community was a bit suspicious of the validity of masonry as a scientific field to be explored as it was such an unusual subject, second because Masonic libraries themselves were suspicious and not used to giving public access to their sources, and last but not least because I was a woman, a rarity on Masonic premises  and therefore a strange scholar…Today things have totally changed of course and the curators and staff  of the main Masonic libraries in Britain and the States are extremely helpful. A Fulbright award allowed me to spend a lot of time working on Masonic archives in Boston, Washington DC and Cedar rapids, Iowa: in corn country providing such a huge  collection is  no small feat! The library of the Grand Lodge of Iowa is one of the largest Masonic libraries in the world. I defended my PHd dissertation in 1987, entitled: “ 18th century Freemasonry in and the ”. An abridged version was published  in 1990. I have produced several articles on Freemasonry since. I was appointed “professeur des Universités” in 1990. I obtained a second Fulbright Award in 1999 , which allowed me to work in New York and Washington DC libraries and write a book on black freemasonry in , Noirs et francs-maçons, published in 2003.

As a true 18th century  specialist, I have always considered myself as a “citizen of the world” and although I could not explore the world as much as I wanted to, I did my best and seized all the opportunities to apply for various positions.  This does not mean that I was unhappy with my work but simply wanted to discover a little more each time... This explains why I successively occupied academic positions at Grenoble Unversity, Université de Provence, Université des Antilles et de la Guyane (Martinique) before  coming back to Bordeaux, my home town and university. As most French scholars I have always combined teaching and research activities.

I am now a member of CIBEL (Centre Interdisciplinaire Bordelais d’Etudes des Lumières), the research centre chaired by Jean Mondot at Bordeaux University.  I  teach seminars at master level and I am currently supervising theses on 18th century and in Caribbean studies.

My current research is devoted to freemasonry, the Enlightenment and the historiography of the Enlightenment as well as Caribbean eighteenth and nineteenth century studies.

29 décembre 2005 4 29 /12 /décembre /2005 17:48

Cécile Révauger

 

 

 

Franc-maçonnes, les Américaines de l’Eastern Star ?

 

Eastern Star, Amarante, Héroines de Jéricho…

 

 

Les Américaines travaillent-elles entre l’équerre et le compas ? Hormis les femmes appartenant aux  rares loges mixtes, affiliées au Droit Humain, ou bien  à l’American Federation of Human Rights ou bien encore aux loges féminines rattachées à la Grande Loge Féminine Belge  (la GLFF a longtemps été présente à New York mais ne l’est plus), aucune Américaine n’osera se proclamer franc-maçonne. Ce serait faire une véritable déclaration de guerre aux Grandes Loges américaines, qui refusent catégoriquement de considérer la femme comme initiable. Cependant, les Américaines sont fières de revendiquer leur appartenance à l’Eastern Star, « l’organisation fraternelle la plus grande du monde »[1], mégalomanie US oblige.

Si les Américaines de l’Eastern Star n’ont pas le titre de franc-maçonnes, peut être en ont-elles les caractéristiques ? Un rapide examen de leur histoire et de leurs activités montre qu’il n’en est rien. Malgré le caractère tout à fait estimable et respectable de cette association, l’Eastern Star ne ressemble aucunement aux obédiences féminines ou mixtes telles que nous les connaissons en France et dans certains pays d’Europe.

 

1-     Historique : une organisation pensée par les hommes et pour les hommes.

 

Ce ne sont pas les femmes, mais les hommes qui prirent l’initiative de créer l’Eastern Star. Trois maçons marquent son histoire, Rob Morris, Robert Macoy et William D.Eagle. Directeur du Kentucky Freemason, et auteur d’ouvrages sur la franc-maçonnerie, Rob Morris crée l’ordre de l’Eastern Star en 1854. Charité bien ordonnée exige, il commence par initier sa femme et ses deux filles au nouveau rite, inspiré d’un rituel  d’adoption français du XVIIIe siècle. En 1854, il affirmait avoir admis plus de trois mille femmes aux mystères de l’Eastern Star. Certains ont nié l’origine française du rituel, et tenté de lui trouver une filiation purement américaine, mais sans preuve.[2] Lorsque Morris décida d’effectuer un pèlerinage en Egypte sur les traces du roi Salomon, il passa la main à  Macoy qui prit la tête de l’Eastern Star et créa trois degrés distincts, l’Eastern Star, le Queen of the South et l’Amaranth.[3] C’est à lui que l’on doit l’organisation en « chapitres ». Enfin, Willis D.Eagle fonda en 1876 le Grand Chapitre National, donnant ainsi un caractère fédéral à l’Eastern Star. Engle était un ecclésiastique, membre de l’Eglise épiscopalienne, sans doute l’Eglise protestante la plus élitiste aux Etats-Unis.

C’est Rob Morris qui choisit le symbole de l’Etoile d’Orient et qui l’explicita ainsi, dans un ouvrage qu’il avait publié en 1865, The Rosary of the Eastern Star :

 

« [4]La théorie de l’ensemble de ce sujet est exposée succinctement dans mon Rosaire de l’Etoile d’Orient, publié en 1865 : je voulus choisir parmi les anciens écrits cinq femmes de premier plan, illustrant chacune une vertu maçonnique, et les adopter au principes de la maçonnerie :

-1- La fille de Jephté, illustre le respect à la force du vœu qui lie ceux qui le prononcent,

-2-Ruth illustre la dévotion aux principes religieux,

-3- Esther illustre la fidélité aux parents et aux amis,

-4-Marthe, illustre la foi inébranlable à l’heure des épreuves,

-5-Electa, illustre la patience et la soumission dans l’adversité. »

 

Albert Pike, le célèbre maçon blanc américain, plus tolérant envers les femmes qu’envers les Noirs[5], mais fort condescendant,  définissait ainsi les objectifs de l’Eastern Star :

 

« Nos frères, nos sœurs, nos épouses et nos filles ne peuvent pas, il est vrai, être admises à partager les grands mystères de la franc-maçonnerie, mais il n’y a aucune raison qu’il n’existe pas une maçonnerie pour elles, qui ne leur permette pas seulement de se faire connaître des maçons et donc d’obtenir assistance et protection, mais également, en agissant de concert, en se reconnaissant des obligations mutuelles, de participer dans une certaine mesure aux grands travaux de maçonnerie par leur œuvre charitable et leur travail pour faire progresser l’humanité . »[6]

 

 

Le Grand Chapitre National de l’Eastern Star est dirigé par un Grand Patron et une Grand Matron. Notons une légère évolution : du temps de Macoy le Grand Patron détenait la première place dans la hiérarchie des Grands Officiers, à partir de 1884, ce sera la Grand Matron. Chaque Etat est doté d’un Grand Chapitre, organisé selon le même mode. Ce mode d’organisation ressemble fort à celui des loges d’adoption à la française, au XVIIIe siècle : les sœurs ne pouvaient se réunir en dehors de la présence des frères, et la loge avait une direction mixte. Cependant, les loges d’adoption avaient au moins pour but de permettre aux femmes d’accéder aux secrets de la franc-maçonnerie, même si le rituel était spécifique. En revanche, les loges de l’Eastern Star semblent bien avoir été créées pour augmenter le rayonnement des frères, leur permettre de mieux exercer la charité et  faire connaître leur action auprès du grand public.

L’Eastern Star n’est pas perçue comme une organisation maçonnique mais comme une association « fraternelle ». Ne peuvent en faire partie que les maçons, et leurs proches  parentes : au départ, uniquement les épouses, mères et filles. Aujourd’hui, la liste est un peu plus longue : outre ces dernières on trouve les petites filles, arrière petites filles,  nièces, petites nièces, et même les belles mères ! Bien entendu, cela reste une affaire de famille. Tant pis pour la femme qui de sa propre initiative voudrait rejoindre  cette association « fraternelle ». Fraternelle oui, mais au sens purement familial, toujours par rapport à l’homme.

 Sur son  site internet, l’association revendique un million de membres dans le monde, dont neuf cent mille environ aux Etats-Unis. Ce chiffre semble pourtant un peu optimiste. En effet les maçons américains blancs  sont aujourd’hui moins de deux millions ( trois cent mille environ pour les maçons noirs de Prince Hall). Les effectifs les plus importants se trouvent dans les Etats du Sud, c’est à dire dans les Etats les plus conservateurs, et aussi les plus racistes : 536 chapitres au Texas contre 9 dans le District of Columbia (celui de Washington, qui est majoritairement une ville noire). L’Eastern Star compte également quelques chapitres en dehors des Etats-Unis : 118.

 

L’organisation de l’Amarante est très semblable. Au départ, elle avait été conçue par Macoy comme un degré supérieur, un troisième degré, après le Queen of the South, qui quant à lui disparut totalement au début du XXe siècle. Il était donc nécessaire d’appartenir à l’Eastern Star pour prétendre accéder au degré supérieur de l’Amarante. Depuis 1921, l’Amarante est devenue une organisation autonome, considérée comme plus prestigieuse que l’Eastern Star. On ignore tout de ses effectifs et de son importance réelle. En revanche, ces remarques ne s’appliquent qu’aux organisations blanches car l’Eastern Star « noire » a gardé un lien structurel avec l’Amarante, noire également.

Les membres de l’Eastern Star ont calqué leur attitude sur celles des Grandes Loges américaines blanches. Tout au long du XIXe siècle et durant la majeure partie du XXe, les francs-maçons américains blancs ont refusé de considérer les Noirs comme initiables. Jusqu’en 1989 aucune Grande Loge blanche ne reconnaissait la franc-maçonnerie noire de Prince Hall, malgré quelques tentatives isolées et vite réprimées. Aujourd’hui, 36 des 51 Grandes Loges blanches reconnaissent la Grande Loge de Prince Hall de leur Etat.  De même, les hommes et les femmes de l’Eastern Star se sont regroupés dans des associations identiques mais séparées. Aujourd’hui encore il y a deux Eastern Star, la blanche et la noire. Dans certains Etats, les chapitres blancs de l’Eastern Star reconnaissent leurs homologues noirs, dans d’autres non. Généralement les chapitres de l’Eastern Star adoptent exactement la même attitude que les Grandes Loges de leur Etat en matière de diplomatie et donc de reconnaissance.

Les Héros et Héroines de Jericho ont une structure et un comportement semblables : il s’agit d’une organisation mixte, réservée à des  maçons de hauts grades, ceux du Royal Arch, ainsi qu’à leurs épouses et qu’à leurs filles. Cette association , qui ne souffre évidemment aucune comparaison avec l’Eastern Star d’un point de vue numérique, existe également chez les Noirs, mais demeure là encore bien distincte.

 

 

2-      Des chantiers au service des frères.

 

Qu’ils soient blancs ou noirs, les chapitres de l’Eastern Star ont des activités très semblables. Au début du XXe siècle  il se mettent souvent au service d’une loge en particulier, pour aider les frères, organiser des repas, des kermesses, rendre visite à des institutions charitables.

Pendant la première guerre mondiale, le président du  Comforts Committee, un comité d’aide aux soldats, lui même membre de l’Eastern Star de New York,  envoie de la part de la Grand Matron une lettre à tous les officiers et membres de l’Eastern Star, pour leur demander de soutenir l’effort de guerre, de venir en aide aux soldats et marins et  d’envoyer des dons. Il   renvoie les sœurs à leurs aiguilles :

 

«  Tricotez ! Tricotez ! tricotez !

Toujours et partout en toute saison, pendant les vacances alors que le thermomètre indique plus de 30°, afin que nos fils puissent avoir chaud quand il fera moins de zéro. On a besoin d’ouvrières et de fonds. Formez un cercle de tricoteuses dans votre chapitre avec les membres et les sympathisants. On vous fournira la laine. Versez votre contribution, petite ou grande, au Fonds pour la Laine. Les époux des membres du cercle, et celles qui ne tricotent pas pourront payer la laine pour celles qui tricotent. »[7]

 

Cela était fort bien  organisé : les sœurs devaient toutes se mettre au tricot.  Celles qui seraient vraiment incompétentes pourraient verser leur obole pour payer la laine. Il en irait de même pour les membres masculins.

 

 

Bien que la branche noire de l’Eastern Star et des Héroïnes de Jéricho soit généralement très semblable aux organisations blanches équivalentes, on note quelques exceptions. Les associations noires ont parfois adopté une démarche militante, et témoigné une volonté d’aider les Noirs  dans leur lutte contre les discriminations dont ils étaient victimes dans la société américaine. Ainsi, pour qui sait lire entre les lignes, au-delà de son aspect un peu grandiloquent et comique, cette chanson des Héroines de Jéricho laisse entrevoir le combat mené par les membres de l’association  dans les années 1920. Bien que les enjeux du combat ne soient pas explicites, il est clair qu’il s’agit d’aider les femmes de cette association à prendre leur place dans la société malgré les difficultés du contexte, en particulier dans le Sud. L’auteur de la chanson insiste bien sur le nombre impressionnant de femmes actives dans le Texas, l’un des Etats les plus racistes, de nos jours encore. De même que pour les loges de Prince Hall, c’est dans ces Etats du Sud que les effectifs sont les plus importants. Il semblerait que l’existence d’associations maçonniques ou dans la mouvance maçonnique, corresponde à un besoin réel d’affirmer une présence effective et de soutenir ainsi les Noirs américains:

 

« Nous sommes les Héroïnes de Jéricho

Les femmes parents de maçons, savez-vous,

Nous sommes les Héroïnes de Jéricho,

Nous sommes inébranlables.

 

Refrain :

Nous sommes, nous sommes inébranlables,

Nous sommes, nous sommes inébranlables

Tels le rocher de Gibraltar,

Nous sommes inébranlables.

 

En voyageant à travers notre pays,

Nous formons des bandes loyales ;

Nous sommes les Héroïnes de Jéricho,

Nous sommes inébranlables.

 

A plus de quatre mille sur le sol texan,

Nous déploierons la bannière de la justice,

Nous sommes les Héroïnes de Jéricho,

Nous sommes inébranlables.

 

Si votre idéal moral est juste ,

Venez nous aider dans ce combat,

Nous sommes les Héroïnes de Jéricho,

Nous sommes inébranlables…[8] »

A la même époque, une Grand Matron  de l’Eastern Star noire, Joe Brown, dans son discours de 1924 à l’intention des Grandes Officières, appelle les femmes à se mobiliser en tant qu’électrices pour faire adopter la loi contre le lynchage:

 

« Loin de moi l’idée de faire entrer notre Ordre sur la scène politique, mais aujourd’hui il faut inciter les femmes à utiliser partout où elles le peuvent leur droit de vote et lorsqu’elles votent à faire élire des hommes et des femmes qui protègeront les intérêts de notre groupe et ceux du public en général dans les assemblées législatives locales et fédérales et ainsi nous pourrons mettre un terme à la situation actuelle, le Congrès fédéral n’étant pas parvenu lors des deux dernières sessions parlementaires à faire voter la loi Dyer contre le lynchage car, comme l’ont déclaré eux-mêmes les Sénateurs, il n’y a eu aucune mobilisation pour cette loi chez les électeurs.[9] »

 

On a du mal à croire que le lynchage était encore une pratique assez courante dans les Etats du Sud, bien après l’abolition de l’ esclavage, et c’était pourtant le cas. Les femmes noires ont joué un rôle appréciable dans leur communauté, tout comme les maçons de l’Eastern Star. Les chapitres de l’Eastern Star, comme les Grandes Loges noires de Prince Hall ont eu des liens privilégiés avec le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) fondé par le franc-maçon Du Bois . Cette  association  s’est battue pour les droits civiques des Noirs américains et  existe de nos jours encore.

Ces quelques exemples sont cependant isolés. Dans l’ensemble, les membres de l’Eastern Star sont restés très discrets et n’ont pas réellement  pris part aux combats de société. Les femmes, blanches ou noires, dans leurs organisations respectives, ont surtout aidé les frères dans leur action charitable, en oeuvrant pour des hôpitaux ou des maisons de retraite, par exemple.

 

3-      Evolutions récentes.

 

Proportionnellement l’Eastern Star noire semble avoir moins souffert de la chute d’effectifs que son homologue blanc. En 1999, selon la Grand Matron de  New York, le chapitre noir  de l’Eastern Star de cet Etat comptait approximativement 3000 membres, pour environ 5000 frères de Prince Hall.[10] Cela signifie que la plupart des frères de Prince Hall sollicitaient un membre de leur famille pour l’Eastern Star. Williamson, officier de Prince Hall, et collectionneur qui a rassemblé un fonds d’archives très vaste sur Prince Hall, s’est toujours refusé à considérer l’Eastern Star comme une organisation maçonnique. Sa position a prévalu ; elle est toujours considérée comme une association amie, fournissant un travail complémentaire à celui des frères, mais en aucune façon maçonnique .

Il en est de même pour tous les chapitres de l’Eastern Star, quelle que soit leur couleur. Aujourd’hui l’Eastern Star, qui a établi son quartier général à Washington DC,  dispose d’un site internet, qui propose aux personnes intéressées de se faire connaître, à condition bien entendu qu’elles soient parentes de francs-maçons. Le but de l’Ordre est ainsi défini : « un Ordre dédié à la charité, la vérité et l’amour du prochain. »

Le Grand Chapitre proclame son  patriotisme :

 

« L’Ordre est t il patriote et démocratique ?

Oui, les membres doivent s’engager à œuvrer pour le bien de leur pays.[11] »

 

Il accepte toutes les religions mais exige une croyance en un « Etre Suprême ». Comme toutes les Grandes Loges américaines, il tolère toutes les sectes et religions, mais  exclut les athées, ce qui compromet sérieusement la liberté de conscience.

 

Toutes les organisations acceptant des femmes et  reconnues par les Grandes Loges américaines sont donc considérées comme des associations fraternelles et charitables, mais jamais comme maçonniques. Elles sont de toute façon encore réservées aux parentes, plus ou moins proches, des francs-maçons. Ainsi, le recrutement est indirectement mais entièrement contrôlé par les Grandes Loges masculines. De loin les plus importantes numériquement, elles donnent l’image d’institutions charitables,  placées au service de ces Grandes Loges.

En terme d’effectifs, les loges mixtes ou strictement féminines ne peuvent soutenir la comparaison. Elles sont considérées comme irrégulières par les maçons américains. La franc-maçonnerie mixte semble elle-même fort divisée aujourd’hui, entre d’une part le Droit Humain , dont le siège est aujourd’hui en Californie, et d’autre part l’American Federation of Human Rights, dont le siège est à Larksbur, au Colorado. Un procès a même opposé les deux branches de la franc-maçonnerie mixte au sujet de la propriété des prestigieux locaux situés à Larksbur.

La  loge Universalis de New York, affiliée à la Grande Loge Féminine belge, adopte les mêmes principes que ceux de la Grande Loge Féminine de France. Les travaux ont lieu en anglais et en français, ce qui permet aux sœurs françaises et américaines une parfaite communication. Elle représente un îlot de liberté au sein d’une société qui aujourd’hui encore nie totalement aux femmes la possibilité de devenir francs-maçonnes.



[1] Voir site de l’Eastern Star, www.easternstar.org, page d’introduction, descriptif de l’organisation.

[2] Voir l’article de Paul Rich, qui fait le point sur cette question des origines du rituel: “ Recovering a Rite : the Amaranth, Queen of the Star and the Eastern Star”, in Heredom, The Transactions of the Scottish Rite Research Society, vol.6, 1997, p.219-234

[3] Le second semble avoir disparu assez rapidement du paysage maçonnique, sauf dans la branche de l’Eastern Star rattachée aux Grandes Loges de Prince Hall. En effet, cette dernière est demeurée autonome et a conservé la distinction originellement établie par Macoy.

 

[4] Rob Morris, cité par Albert Mackey, Revised Encyclopedia of Freemasonry( 1946;  Macoy, 9th ed 1966),I,308.Lire également Andrée Buisine, La Franc-Maçonnerie anglosaxonne et les femmes (Paris: Trédaniel, 1995) p.182-201

[5] On sait qu’Albert Pike, Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du Sud du Rite Ecossais,  appartint au Ku Klux Klan et milita toute sa vie contre la reconnaissance des francs-maçons noirs. Voir Cécile Révauger, Noirs et Francs-maçons, EDIMAF, 2003.

[6] Albert Pike, cité  par  Albert Mackey, in  Revised Encyclopedia of Freemasonry, p.203.

[7] Circulaire du 11 février 1918, adressée à tous les chapitres de l’Eastern Star de l’Etat de New York, Williamson Fund, (Schomburg Centre) : KNIT, KNIT, KNIT at all times, in all places, in all seasons, in vacation time while the mercury is in the nineties,  that our boys may be warm in a temperature below zero. Workers and funds are required. Form a Knitting Circle in your Chapter of its members and their friends. Wool will be supplied. Contribute to the Wool Fund, be it much or little. The male relatives of members and those who do not knit may pay for the wool for those who do.

[8] Heroines of Jericho.

We are the Heroines of Jericho,

The female relatives of Masons, you know;

We are the Heroines of Jericho,

We shall not be moved.

 

Chorus:

We shall, we shall not be moved,

We shall, we shall not be moved,

Like the rock of Gibraltar,

We shall not be moved.

 

More than fourteen thousand on Texas soil,

The banner for rights we will unfurl,

We are the Heroines of Jericho,

We shall not be moved…

Fonds Henry Albro Williamson, 1831-1965, chanson non datée, probablement des années vingt, Schomburg Center, NY.

 

 

[9] Joe Brown , citée par E.L.Davies, The Story of the Illinois Federation of Colored Women’s Club, Iowa, The Bystander Press, 1925, p.174

[10] Ce chiffre m’a été donné oralement lors de ma visite au temple de Harlem en avril 1999.

[11]  Is the Order patriotic and democratic ? – Yes, Members are taught an allegiance to preserve the good of their country. Site web de l’Eastern Star : www.easternstar.org

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29 décembre 2005 4 29 /12 /décembre /2005 17:45

Cécile Révauger, Université de Bordeaux III

 

Masonic universalism  and national boundaries : the case of the French revolution.

 

 

Paradoxically Freemasonry has not been an academic subject for very long. For many years  Freemasonry was considered as a more or less secret subject which only Masonic historians were entitled to study. Fortunately, Masonic historiography has evolved a lot and as several questions can now be raised by scholars,  several interpretations come to the fore .

Among them, although not often so bluntly expressed, is the issue of the political commitment of Freemasonry. Is Freemasonry dedicated to human progress, to social transformation or rather to conservative values? In that respect the French revolution is certainly a case in point. French and British freemasons had different attitudes. Both the facts and the interpretations should be taken into account, and they do not necessarily coincide.

Besides, caricature is not easily  avoided. Masonic historiography has often been tinted with a flavour of anti-Masonry. Since  scholars specializing in  Masonry were not very numerous, the interpretations forcefully put forward by two fierce critics of Masonry   Abbé Barruel and Professor Robison, both in 1797[1],  carried much weight, simply because nobody bothered to counter them from a scientific point of view until quite recently. Barruel and Robison have popularised the conspiracy theory according to which the French revolution was hatched in Masonic lodges and contamination was a real danger for the rest of Europe as    French invasion was perceived as a real threat,  metaphorically as well as from a military point of view. Yet Barruel and Robison  rested their case on what, with hindsight,  we can only consider as fallacies: according to them freemasonry derived its main force from its cosmopolitanism. The lodges constituted a significant worldwide network targeting the destruction of law and order, if such a neologism may be allowed. Hence, according to them,  Masonic lodges aimed at the same goals in , and marginally in the while the revolutionary theories extolled by the German Illuminati influenced the whole of Europe. Such allegations do not withstand a close analysis, as we shall see. They proceed from the assumption that Freemasonry endorses cosmopolitanism  and  is committed to  universal values. On the contrary,  history proves that Masonic lodges are closely related to the national political and cultural contexts. Universal values do not withstand the pressure of nationalism. The second fallacy on which most  authors hostile to masonry  rest their case is that individuals are bound by a secret oath within a very tight network and therefore never part company, never beg to disagree, which will not resist any serious study of Masonic lodges in the 18th century.

In the wake of Barruel and Robison, although not with the same viewpoint, some rather naïve or romantic commentators have considered Freemasonry as committed to intrinsic values, irrespective of the political context, while such prestigious  historians as François Furet  persisted to give credit to the conspiracy theory.

What is contended in this paper is that national boundaries cannot be overlooked and that in practice they tend to undermine  universalism. French lodges cannot compare with British or German ones, contrary to what Barruel tried to prove. The attitudes of the Freemasons during the French revolution are particularly worth studying both sides of the Channel, once facts and interpretations have been carefully dissociated.

 

 

The conspiracy theory and the French side.

 

The conspiracy theory was put forward by a  number of  more or less obscure authors such as Tissot[2], but more forcefully by Barruel and a Scottish professor, John Robison[3].  It seems that information travelled fast between and at the time, especially among opponents to the French revolution. Contrary to what the latter claimed , the masonic lodges were certainly not the only network in existence, and counterrevolutionaries kept one another well-informed against the common enemy, so great was the fear of  French contamination.  Barruel and Robison wrote very similar works, although Barruel’s Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme seems to have acquired more notoriety. Abbé Barruel, a Jesuit,  was probably a mason at some time, although evidence is lacking. Robison, a member of the Scottish Royal Society, an academic,  claims to have been a Mason and to have been familiar with several European lodges. Barruel mentions Robison’s work and agrees with most of his theories, although  he denies being in the least influenced by the Scottish professor. Both described at great length the German Illuminati, headed by Weishaupt, Knigge and Bode and accused them of spreading Jacobin ideas throughout Europe thanks to their lodges.

 Barruel  disagrees with  Robison’s analysis of the Jesuitical conspiracy in masonry. Indeed as a Jesuit himself, Barruel denied the existence of a  Jesuitical conspiracy, a theory put forward by the Illuminati, which  claimed that the Jesuits had entered Masonic lodges by  the back door and were now controlling the lodges, and therefore that true Masons should haste to join the Illuminati’s lodges which alone were safe from the Jesuits’ influence. Robison on the contrary gave credit to the theory, besides assuming a link between Masonic lodges and  the Stuarts. [4]

Apart from this, Barruel’s  and Robison’s analyses concurred. They claimed that Masonry was a dangerous network , extolling cosmopolitanism and the abolition of patriotism, and encouraging men to rebel against the established order. The French revolutionaries, who according to Barruel were all masons to a man,  had used the lodges to test their theories and give momentum to the Jacobin cause. Similarly Robison declared:

 

There is surely no natural connection between Freemasonry and Jacobinism – but we see the link: Illuminatism…

In short, we may assert with confidence, that the Masons lodges in France were the hot-beds where the seeds were sown, and tenderly reared, of all the pernicious doctrines which soon after choked every moral or religious cultivation, and have made the society worse than a waste, have made it a noisome marsh of human corruption, filled with every rank and poisonous weed.[5]

 

 Barruel speaks of a threefold plot: the plot against the Church, monarchy and society at large.  Barruel and Robison  blame the Illuminati and all the Freemasons in their wake for what they consider as fundamental evils, their cosmopolitanism, the destruction of property and their irreligious attitude.

Cosmopolitanism was very negatively connoted by opponents to the French revolution.  The concept was associated with the possible contamination of virtuous European countries by the disreputable French Jacobins. Robison put it very clearly, universalism sounded the death knoll of patriotism and therefore of  monarchy. He referred to the mental manipulation of the members of the Illuminati in an Orwellian manner, or just as  adepts of modern sects are described nowadays :

 

After the mind of the pupil has been warmed by the pictures of universal happiness, and convicted that it is a possible thing to  unite all the inhabitants of the earth in one great society; and after it has been made out that a great addition to happiness would be gained by the abolition of national distinctions and animosities, it may frequently be not hard talk to make him think that patriotism is a narrow-minded monopolizing sentiment, and even incompatible with the more enlarged views of the Order. Namely, the uniting the whole human race into one great and happy society. Princes are a chief feature of national distinction. Princes, therefore, may now be safely represented as unnecessary.[6]

 

Robison’s analysis could only shock the British Masons who were so closely linked to the monarchy. At the time their Grand Master was the Prince on himself! Yet Robison totally ignored the fact and blindly assimilated the Illuminati to all European Masons, as if the British masons were also committed to universalism, a point to be discussed later. Weishaupt’s words, quoted by Abbé Barruel , were indeed very unlikely to cut  ice with the British masons:

 

Be equal and free and you will be cosmopolitan or citizens of the world. Learn to appreciate equality and liberty and you will no longer fear to see Rome, Vienna, Paris, Rome and Constantinople, and all those very ordinary cities, town and villages which you call your homeland suddenly catch fire.[7]

 

The second evil was the abolition of property : in fact this was a caricature of the forfeiture of the ecclesiastical land. The Jacobins were presented as people having completely abolished the notion of property, and the Levellers were brought back to the minds of the English people by Robison. Robison explains that the Illuminati have convinced Mirabeau :

 

…in another discourse delivered by Mirabeau in the Loge des Chevaliers Bienfaisants at Paris, we have a great deal of the levelling principles, and cosmopolitism, which he thundered from the tribunes of the National Assembly.[8]

 

This is an interesting connection between cosmopolitanism and the abolition of property: since citizens were no longer  attached to their homeland they did not care for property either. Thus we see that universalism was really perceived as endangering the very foundation of the Realm, the notion of property which was so essential to the British nation. Barruel also insisted on the notion of property, but not in such an abstract way, rather in relation to the Church. As a member of the Church, he was deeply impressed by the forfeiture of ecclesiastical property.

 The third attack is closely related to the preceding one, it concerns the irreligious attitude of the revolutionaries, rather quickly identified as atheism. Barruel does not care for the intricacies of Robespierre’s Cult of the Supreme Being. For him all Jacobins are potential atheists. He was probably  indebted to his friend Edmund Burke, who in spite of his strong Church of England feelings and probably because of his own origins,  was himself quite sympathetic to the French  Catholics and organized relief for the French priests in exile. In order to fight the Jacobins, Barruel even advocates a tactical union between all the religious denominations in order to crush the bugbear of atheism. Besides, he explains that the religious origins of the revolutionaries are irrelevant, that some of them like Thomas Paine were Quakers, while others like Weishaupt used to be good Catholics and of course that there is no reason to believe that the Jesuits infiltrated Freemasonry. The point is that all Jacobins now work against the Church in the lodges and therefore plot against the established order.

 The English masons criticized Barruel and Robison although they were relatively spared by both[9] because they sensed the danger of their attacks: as they insisted on the cosmopolitan  values of Freemasonry, all masons felt threatened by  the universal dimension of such anti-Masonry. Therefore the Earl of Moira, then Acting Grand Master of England, took the trouble to answer back at some length.[10] Quite recently François Furet took up the theory of the conspiracy, although in a more elegant way, by referring to Cochin who drew inspiration from Barruel. Thus he gave  undue importance to the “sociétés de pensée” and Masonic lodges which according to him prepared the French revolution.

 

Yet facts speak for themselves : very few French lodges survived during the revolution, some ten lodges all in all. The French Freemasons have never been as hostile to the French Revolution  as their British counterparts, but remained very cautious and  kept a low profile.  Of course some exceptions confirm the rule: on the one hand, Joseph de Maistre, a Mason involved with Martines de Pasqually and Claude de St Martin, who sought exile in Switzerland and Russia and who supported the counter revolution, and on the other hand the Loge des Philalethes which expressed its commitment to the ideas of the French Enlightenment. The resignation of the Duke of  Orleans, “Citoyen Egalité” from the Grand Mastership of the Grand Orient on January 24th 1793 is particularly significant. The Duke, who was clearly supporting the Jacobins, thought that his involvement with Freemasonry was highly suspicious because the new republic could not accept secret societies and, more significantly because the Masonic lodges being open to aristocrats could not partake of the revolutionary spirit. Indeed the French freemasons were poles apart from their British counterparts, not because they took a particularly revolutionary stance, but because they tended to remain in the background.

 

The British side.

 

British Freemasons were overtly hostile to the French Revolution and were influenced by Burke. The facts are so obvious that nobody seriously questioned the anti-Jacobinism of the British freemasons and that even  Barruel and Robison made an exception for the British.[11]. Unlike the French situation, the English Masonic scene is quite easy to depict and interpretations cannot possibly part  from plain facts.

Barruel actually thanks Burke for his hospitality at the beginning of his Memoirs. Apparently Burke welcomed the Abbot when he had to flee . The Masonic membership of Burke cannot be proved, although some historians claimed that he was a member of Jerusalem Lodge n°44.[12] The fact that some people claimed that he was a mason is quite significant. Obviously Burke could never have belonged to a French lodge, but he could easily have been an English member, given the anti-revolutionary stance of all the English lodges. The Scientific Magazine and Freemasons’Repository devoted several pages to his biography. Yet the interest shown by this Masonic magazine does not prove that he was a mason since it devoted articles to the main figures of the day. 

The anti-Jacobinism of the Masons clearly appears both in their  press and in the official declarations made by the British Grand Lodges.

The Sentimental and Masonic Magazine gave a full report of the trials of the Royal Family in a very pathetic style. The titles of the articles are quite significant: “An account of the Temple, the prison of Louis XVI”, “Account of the trial and death of the last unfortunate monarch of France, Louis XVI”, “Account of the Dauphin of France”, “Memoirs of Louis XVI, late King of France, with a representation of the unfortunate monarch just before his execution”, “Some account of the democratic rage, or Louis the Unfortunate”, “Reflections on the melancholy situation of the ci-devant Princess Royal of France…”[13]A drawing even represented Louis XVI at the scaffold looking very grand and performing what could be interpreted by Masons as the fellowship sign.[14] The author of the article obviously implied that Louis XVI was a true mason at heart, as opposed to his Jacobin executioners. The final comment is worth quoting:

 

         Arrived at the square, Louis XVI, the ci-devant monarch, ascended the scaffold, amidst the noise of drums and trumpets, and made a sign that he had something to say; the beating of the drums and the clamour of the trumpets instantly ceased, some officer having exclaimed “no harangue”, and the drums again began to beat and trumpets to sound. Notwithstanding the clamour, these words were distinctly heard, “I recommend my soul to God. I pardon my enemies. I die innocent.[15]

 

The words are carefully chosen, the phrase “arrived at the square” having a symbolical meaning for freemasons: perfection has been reached by the king, as if the king really detained divine authority. Quite amusingly, the author of the article laments the fact Louis XVI was not a freemason: had he been one, and had he protected Freemasonry in ,  he would never have been executed! In saying this he analyses French freemasonry with English eyes and totally forgets the significance of the revolutionary context. As British lodges were closely linked to the Establishment, nothing bad could possibly happen to any English mason.[16]

The Scientific Magazine and Freemason’s Repository published a very dramatic poem entitled “La Sainte Guillotine” in December 1797 meant to summon  British patriotism and to warn against the invasion threat:

 

From the blood-bedewed valleys and mountains of ,

See the genius of Gallic invasion advance!

Old ocean shall waft her, unruffled by storm,

While our shores are all lined with the Friends of Reform.

Confiscation an murder attend in her trains

With meek-eyed sedition, the daughter of Paine,

While her sportive Poissardes with light footsteps are seen

To dance in a ring round the gay Guillotine.[17]

 

The parody  takes up the favourite clichés of the time, the invasion threat, the vulgar French women also depicted by Burke, Paine’s treason and finally the guillotine. The fact Dr Guillotin was a mason was of course to remain the skeleton in the cupboard.

An anonymous  play entitled The Rights of Man and meant to be a parody of Thomas Paine’ famous work, was also published in the Sentimental and Masonic Magazine. The hero Sir Peregrine is taught a lesson about the danger of the Rights of Man  doctrine extolled by the French Jacobins, in the simplistic and dogmatic style familiar to Hannah More. 

Besides the Masonic press, the British  lodges and Grand Lodges committed themselves to the support of the Establishment, in spite of their Constitutions which recommended that Masons should keep away from politics.[18]

One lodge actually decided to set up an association of volunteers to fight back a French invasion: the project of the lodge which met in Red Lion Street at Wapping may never have materialized but the fact it was mentioned in the minutes  is significant of the “brothers”’ mood.[19]

A greater number of lodges in the wake of Unanimity Lodge (Wakefield, Yorkshire) decided to make a financial contribution to the war effort and to support the government against the French threat. In 1805 the minutes of the Grand Lodge of Antients mention the opening of a fund to help English families in time of war.[20]

From 1793 onwards the English, Scottish and Irish Grand Lodges made official declarations to support the government and, more or less implicitly to condemn the French revolution and the spirit of reform.

No wonder the British freemasons were the only associations requiring an oath from their members to be allowed to pursue their activities under the Combination Act. Provided they submitted the lists of members and did not create new lodges, their meetings were tolerated.

In 18OO the Grand Lodge of Moderns officially expressed its concern for the King after the murder attempt. The Grand Secretary apologized for the delay of the letter addressed to the Prince of Wales: the Freemasons, he explained, were discreet people who hated to interfere with politics. However they deemed it necessary to express their support of the monarchy under the circumstances:

 

The Law, by permitting , under certain regulations, the meetings of Freemasons, has defined the existence of the Society; binding, at the same time, the members of it, by a new obligation of gratitude for the confidence extended towards them to labour, as far as their feeble powers may apply, in inculcating loyalty to the King and reverence to the inestimable fabric of the British Constitution… As a veil of secrecy conceals the transactions of our meetings, our Fellow Subjects have no assurance that there may not be an association or tendency injurious to their interests, other than the general tenor of our conduct, and the notoriety that the door of Freemasonry is not closed against any class, profession, or Sect, provided the Individual desiring admission be unstained in moral character. To remove, therefore, as far as possible, any ground for suspicion, it has been from time immemorial, a fundamental rule, most rigidly maintained, that no political topic shall, on any pretence, be mentioned in a Lodge.

The singular Juncture to which we have alluded seemed to call for some positive Declaration which might distinctly exhibit our Opinions; we thence ventured to protest to Your Majesty the Loyalty with which the Freemasons of England glowed towards your Royal Person, and their unalterable attachment to the present happy Form of Government in this Country. But, as no foresight could devise a Motive of equal Importance with that which then actuated us, the recent Occurrence being of a Nature too horrid to be in Supposition as a Possibility, it was strongly declared that  no Precedent should be drawn from that step; and that on no future occasion should the Grand Lodge exercise an Advertence to Events which might entail upon Freemasonry the charge of assuming the privilege to deliberate as a Body upon public affairs. Hence, Sire, our present address has not been so early as our individual anxiety would have dictated; for it was requisite that a general concurrence should sanction the Grand Lodge, in a second relaxation of its rules, before we could jointly express that which we severally felt in the most ardent Manner on the solemn Subject.[21]

 

The Grand Secretary was walking on slippery ground: the patriotism of the Grand Lodge had to be asserted while Freemasonry had to claim its total independence from politics. The Freemasons had always behaved in that way: when the Grand Lodge of England was created in 1717, it took care to adopt Anderson’s Constitutions forbidding masons to discuss politics and religion. In 1799, the Freemasons took up the same argument to show how innocent their activities were. Yet in 18OO the Grand Lodge was taking no risk at all since the Grand Master was…the Prince of Wales himself! This was almost a case of schizophrenia, the Grand Lodge paying a compliment to itself while addressing its own Grand Master and paying allegiance to the Royal family at the same time!

Rumours that the United Irishmen tried to use the Irish lodges as convenient frameworks for their activities worried the Grand Lodge of Ireland, which very clearly expressed its disapproval.[22]The Grand Lodge of Scotland rebuked the Journeymen’s Lodge in Edinburgh after it had allowed meetings of the Friends of the People on its premises.[23]As to Thomas Paine, who was a close friend of the French freemason Bonneville, and the author of “Origins of Freemasonry” he probably was not a Mason himself, which is not surprising concerning the prevailing attitude of the British masons towards the French revolution.

 

 

 

Freemasonry and national commitments.

 

This quick survey of the Masonic French and  British scenes during the French revolution allows us to draw  two closely interwoven conclusions, first that masons rarely try to counter the main evolutions of their country, and secondly that there is no trespassing of national boundaries in times of crises, when universalism is  on the wane.

The differences in  behaviour of the English and French masons can be accounted for by the historical context and should not be attributed to any  nice subtleties such as rites or symbols. Of course, there is always the exception which confirms the rule: Joseph de Maistre, a Mason who was very keen on the Christian and mystic character of freemasonry, was in fact very close to the English masons and fled revolutionary while supporting the counter-revolution. Yet most French freemasons kept a low profile during the French revolution. They neither committed themselves to the Jacobin cause nor opposed it as freemasons. The main figures of the French Revolution,  Saint Just, Danton or Robespierre were not freemasons, contrary to what has sometimes been alleged. Although  Mirabeau was one,  he was probably not very active from that  point of view at the time. As to the Grand Master, Philippe Egalité, he preferred to divest himself of his Masonic label. French freemasonry avoided the political turmoil and revived under Bonaparte, who, although not a mason himself,  allowed it to thrive. Ironically French Freemasonry was to become as close to the Emperor as the British freemasons to their King.

The  Illuminati completely differed from other Freemasons in their commitment to the French revolution. Yet they were not considered as full-fledged masons by the Grand Lodges of the time.

The British freemasons, who had parental links with the monarchy, openly supported the Establishment and condemned  reformist ideas. As several aristocrats and the Prince of Wales himself were masons, Freemasonry was a pillar of the Realm.

Therefore Freemasonry is neither conservative nor revolutionary in itself: it tends to support the main evolutions, to legitimise the established order. It does not resist crises and can only thrive in times of social peace. During the American revolution the number of lodges doubled because the prevailing issue was not social warfare, and therefore freemasonry fitted in the general pattern of independence. Freemasonry never seems to be at variance with the prevailing social forces and the main political evolutions. This is due to at least two factors.

The social composition of the lodges is the first one. Precisely because social hierarchy is supposed to be irrelevant in Masonic lodges, the social composition of lodges tends to be homogenous. Class divisions are avoided, precisely because in practice aristocrats do not mix with shopkeepers and vice versa. The members of each lodge generally share the same economic interests and are not likely to plot against the established order. The feeling of brotherhood is boosted by mutual interest.

The religious factor is the second one. The Freemasons’ attitude towards the Church or churches is also linked to the national context. In , 18th century Freemasons were ostracized by the Catholic church, following Pope Clement’s Bull of 1738, renewed in 1751. The French freemasons made several attempts not to antagonize the authorities  and simply aspired to be tolerated. They tried to assert their respectability. In , the freemasons endowed their Grand Lodges with chaplains, who were members of the Church of England. They made sure to be considered as faithful and pious subjects of His Majesty. Contrary to the French freemasons, they never felt concerned by the Pope’s Bull and never perceived any contradiction with the Christian faith, on the contrary.

 

The second conclusion is that Freemasons seem to be more committed to national values  than to universalism. National boundaries have always prevailed over universalism. The idea of the social network extending beyond national boundaries is largely a fallacy. In practice, freemasons have behaved very differently, not because of disagreement about rituals, but because they belonged to different political contexts. Just as freemasonry does not resist political turmoil at home, it does not ignore international conflicts. Bearing in mind that the only significant  links which existed between the French and the English at the time concerned the counter-revolution, the French and English freemasons, who tried to keep away from the political debate, had nothing to say to one another. The two peoples were at war, and the Freemasons remained within the national boundaries. There was no question of enforcing universalism in spite of the Masonic tenets. On the contrary, universalism was assimilated to cosmopolitanism. In times of war the concept was very close to high treason. To John Bull, cosmopolitanism meant the end of true patriotism, the loss of loyalty to the King and Church, hence the emergence of the notorious Church and King Clubs at the end of the century for instance. The fear of a French invasion, of the contamination of ideas, exemplified in Burke’s works,  prevailed in British freemasonry as in other British institutions. British freemasons did their best to support the war effort. In 1805 the  Athol Grand Lodge contributed one hundred guineas to the “patriotic fund at Lloyd’s coffee-house for the relief of the widows and families of those brave men who have fallen or may suffer in their country’s cause during the war.”[24] Quite significantly the two English Grand Lodges, known as the Moderns and the Antients, employed the time of war to prepare the national masonic union of 1813, which gave birth to the current United Grand Lodge of England.

. History proves that the British  freemason has always enforced Anderson’s tenet, i.e. has always been “ a peaceful subject to the Civil Powers, wherever he resides or works, and is never to be concerned in Plots and Conspiracies against the Peace and Welfare of the Nation”[25] And so has the French freemason. Universal masonic brotherhood is only effective in times of peace and prosperity and tends to remain an ideal. Two centuries ago French and British freemasons were patriots eager to please the new Emperor and the King, and equally forgetful of universalism.

 



[1]  Abbé Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme( Hambourg : Fauche, 1797-1798, 5vol. Rpt Editions de Chiré, 1974).

John Robison,  Proofs of a Conspiracy against all the Religions and Governments of Europe, carried on the secret meetings of Freemasons, Illuminati, and Reading Societies, collected from good authorities ( London: for Mr Robison, 1797. Edinburgh:T.Cadell &W.Davies, 1797).

[2] Dr Samuel Auguste Andre David Tissot, The Life of M.Zimmerman, first physician to the king of at Hanover… (London : 1797. Published at Lausanne, translated from the French of Tissot).

[3] See note 1.

[4] If the  Stuarts’connection with freemasonry seems totally unlikely, the theory of the Jesuistic plot cannot be discarded so easily. Bonneville, a friend of Thomas Paine wrote a significant essay, Les Jésuites chasses de la franc-maçonnerie(1788). See  Charles Porset , “Jésuites et francs-maçons. Un dossier revisité », in Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre (Peeters 2001), p.459-469.

[5]  Robison, 402-3 and 51

[6] Robison, 99-100.

[7] « Soyez égaux et libres, et vous serez cosmopolites ou citoyens du monde ; sachez apprécier l’égalité, la liberté et vous ne craindrez pas de voir brûler Rome, Vienne, Paris, Londres, Constantinople, et ces villes quelconques, ces bourgs et ces villages que vous appelez votre patrie. », Weishaupt, quoted by Barruel, p.197.

[8] Robison, 41.

[9] For instance Robison wrote: “While the Freemasonry of the Continent was perverted to the most profligate and impious purposes, it retained in its original form, simple and unadorned, and the Lodges remained the scenes of innocent merriment or meetings of charity and beneficence. Robison, 2nd edition, quoted by Gould, III, 71.

[10] “Certain modern publications have been holding forth to the world the Society of Masons as a league against constituted authorities ; an imputation the more secure because the known constitutions of our fellowship make it certain that no answer can be published. It is not to be disputed, that in countries where impolitic prohibitions restrict the communication of sentiments, the activity of human mind may, among other means of baffling the control, have resorted to the artifice of borrowing the denomination of Freemasonry, to cover meetings for seditious purposes, just an any other description might be assumed for the same object. But, in the first place, it is the invaluable distinction of this free country that such a just intercourse of opinions exists without restraint, as cannot leave to any numbers of men the desire of frequenting those disguised societies where dangerous dispositions may be imbibed. AND secondly, the profligate doctrines , which may have been nurtured in any self-established assemblies, could never have been tolerated for a moment in any lodge meeting under regular authority..” Declaration of the Earl of Moira  to the Grand Lodge of Moderns, June 3,  1800, quoted by Preston, William, in Illustrations of Masonry( London: J. Williams, 1772 Rpt  The 13th edition, 1821) 313-314.

[11] Although of course this statement should be qualified. Barruel mentions a hostile review of his book by the Monthly Magazine and claims that some attempts were made by the Illuminati  at infiltrating the English lodges, in Mémoires, II, 511-522.

[12] After checking the minutes of the lodge, I could only find the family name “Burke” once and with no first name. There is no other mention of this “Burke” member throughout the minutes of the lodge. Obviously this is not sufficient evidence.

[13] The Sentimental and Masonic Magazine, (Dublin: John Jones, Jul.1792 to Aug 1795, 7 vol.) Jan. to August 1793.

[14] « Some account of the democratic rage, or Louis the Unfortunate », in The Sentimental and Masonic Magazine, June 1793,  515-516.

[15] Idem,p.200.

[16] “ To our Masonic readers” , in The Sentimental and Masonic Magazine, Dec.1793, p.520.

[17] « La Sainte Guillotine, a new song attempted from the French. Tune, “O’er the vine-covered hills and gay regions of ”, in The Scientific Magazine and Freemason’s Repository, Nov. 1797, p.398.

[18] Anderson’s Constitutions, « Of the Civil

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29 décembre 2005 4 29 /12 /décembre /2005 17:42

 

Cécile Révauger

 

Les  divulgations des rituels dans l’ Angleterre du XVIIIe siècle : une opération idéologique ou commerciale ?

 

On a souvent tendance à confondre divulgations du rituel, -en anglais, exposures- et anti-maçonnisme. Or, il convient de nuancer le propos. S’il est vrai que  les divulgations ont parfois été le prélude  à l’anti-maçonnisme, il ne faut pas généraliser. Les écrits anti-maçonniques ont généralement recours à des divulgations de rituel mais toutes les divulgations n’ont pas un caractère anti-maçonnique. Pour la plupart, les exposures semblent  avoir eu un but lucratif pour leurs auteurs. C’est l’étude du contexte qui nous permet d’expliquer le caractère idéologique de certains écrits. Nous distinguerons donc trois époques, le tout début du siècle, la période intermédiaire, qui est la plus longue, et les trois dernières décennies. Au début et à la fin du siècle,  qui représentent des périodes politiquement agitées pour l’Angleterre, les divulgations de rituel ne sont pas anodines. Pendant la majeure partie du siècle cependant, elles le sont.

 

La création de la Grande Loge d’Angleterre correspond à un moment d’apaisement : à la suite de la Glorieuse Révolution et du Bill of Rights, les dissidents de l’Eglise d’Angleterre, de sensibilité protestante, ont obtenu la liberté de culte, tout en restant privés de leurs droits civiques. Les loges leur offrent une structure d’accueil, un lieu de tolérance et de convivialité. Cela n’est pas du goût de tous, et en particulier de certains catholiques, qui ne jouissent pas du même statut que les dissidents protestants, et qui se sentiront bientôt justifiés dans leur campagne anti-maçonnique par la bulle papale de 1738. La Grande Maîtrise du catholique Lord Petre est l’exception qui confirme la règle. Au début du siècle, il ne s’agit pas de divulgation de rituels mais tout simplement de parodie. Ainsi la Société des Gormogons, peinte par le franc-maçon Hogarth, fut elle probablement créée par l’ancien Grand Maître le Duc de Wharton, dans un souci de revanche sur la Grande Loge d’Angleterre. En effet, cette dernière n’avait guère apprécié son excentricité et surtout ses sympathies pro-jacobites, donc catholiques. Tombé en disgrâce, le duc avait sans doute voulu se venger en faisant mine de créer une société qui ridiculisait les maçons. Pour devenir membre des Gormogons, il fallait tout d’abord renoncer à la franc-maçonnerie et adopter un rituel d’un syncrétisme douteux, alliant orientalisme et papisme. Il s’agissait bien d’un canular…A la même époque, les Lettres de Verus Commodus accusent les francs-maçons de manquer de religion et de s’inspirer de cultes païens. On  ignore la religion de l’auteur. Il pourrait s’agir d’un anglican, moins latitudinaire que d’autres, peut être nostalgique de la High Church[1]. Sans doute ces attaques contre la franc-maçonnerie anglaise donnèrent – elles à certains l’idée de publier quelques détails croustillants sur l’ordre. Tout en prétendant mettre en garde les bons sujets de Sa Majesté contre une association aussi dangereuse, ils espéraient  retirer quelque profit d’une bonne opération commerciale.

 

Ceci peut expliquer  l’abondance de publications entre 1723 et 1730 Afin de marquer les esprits, les auteurs attirent tous l’attention de leurs lecteurs sur le serment maçonnique, et chaque fois que faire se peut, en divulguent la teneur. Traditionnellement, en Angleterre, on ne porte serment de fidélité qu’au roi. Tout autre serment est un acte hautement  répréhensible. Knoop et Jones ont recensé huit divulgations de rituels, ou « catéchismes », entre  1723 et 1730 :

-un catéchisme sans titre, nommé « A Mason’s Examination » par l’historien  Gould , paru le 11-13 avril 1723 dans The Flying Post,

un pamphlet anonyme, The Grand Mystery of Freemasons Discovered, publié en 1724 puis en1725,

-un document aujourd’hui perdu paru dans The Post-Boy en 1724 ou 1725,

-The Whole Institution of Freemasons opened,  1725

-The Grand Mystery Laid Open, 1726

-The Mystery of Freemasonry, paru en 1730 séparément et dans un journal, The Daily Journal, ainsi que sous d’autres titres, The Mystery and Motives of Freemasonry Discovered et The Puerile Signs and Wonders of a Freemason.

-Masonry Dissected, de Samuel Prichard,  1730[2]

 

The Mystery of Freemasonry connut un succès considérable, sans doute parce qu’il donnait les termes du fameux serment maçonnique : il fut publié à plusieurs reprises. Le serment parut également dans The Grand Mystery of Freemasons Discovered et dans The Mystery of Freemasonry. A quelques variantes près, il s’agit du même serment, assorti de la même menace en cas de violation de ce serment, toujours aussi effrayante pour ceux qui la prendraient au pied de la lettre. Les catéchismes d’apprentis sont amplement divulgués . L’authenticité de ces révélations a parfois été mise en cause. Or, il est certain que leurs auteurs avaient tout intérêt  à publier les informations les plus exactes possible  s’ils voulaient être crédibles. Tous les textes des divulgations sont effectivement très proches. Il suffit de comparer quelques répliques concernant le secret :

 

The Grand Mystery of Freemasons (1724) :

Avez vous la clef de la loge?

Oui.

Quelle est sa vertu ?

Elle permet d’ouvrir et de fermer, de fermer et d’ouvrir.

Où la gardez vous ?

Dans une boite en ivoire, entre la langue et les dents, ou bien dans mon cœur, où tous les secrets sont gardés.

 

The Mystery of Freemasonry(1730) :

Existe- t-il une clef de votre loge ?

Oui.

Où est-elle gardée ?

Dans une boite en ivoire, entre la langue et les dents, ou bien entre les deux lobes de mon foie, où les secrets de mon cœur sont préservés.

 

Masonry Dissected (1730) :

Possedez vous la clef de ces secrets ?

Oui.

Où la gardez-vous ?

Dans une boite en os qui ne s ‘ouvre et se referme qu’avec des clefs en ivoire.[3]

 

 

On notera la métaphore des organes du corps humain, poussée avec plus ou moins de bonheur selon les auteurs des divulgations. Paradoxalement, la divulgation des rituels eut son utilité pour les frères de l’époque. Les rituels n’étant jamais consignés par écrit, les maçons se devaient de l’apprendre par cœur. Les révélations de Prichard et de quelques autres auteurs mal-intentionnés étaient ainsi de précieux aide-mémoire…Sans doute contribuèrent-elles même à une harmonisation du rituel. En effet, les variantes constatées entre les différentes révélations ne sont pas forcément révélatrices de la fantaisie de leurs auteurs mais correspondent sans doute à des différences réelles entre les divers rituels pratiqués de tête par les frères des différentes loges de l’époque.

La Grande Loge d’Angleterre prit très au sérieux les révélations de Samuel Prichard en particulier. On peut raisonnablement supposer qu’elle en tira prétexte pour inverser les mots de passe du premier et du second degré, officiellement pour faire échec au Masonry Dissected de  Prichard, mais sans doute également  afin de dérouter les immigrés irlandais et écossais qui frappaient à la porte des loges. Ces derniers créeraient leur propre Grande Loge, dite des Antients, vers 1751. Il est certain que la Grande Loge des Modernes traversa une période difficile vers 1740. Cependant le désintérêt  des Grands Maîtres, le mépris affiché de la Grande Loge d’Angleterre pour la Grande Loge d’Ecosse et la Grande Loge d’Irlande, qu’elles se refusait à reconnaître officiellement, l’arrivée d’immigrants irlandais et écossais, considérée comme une menace pour le prestige social des maçons anglais, furent des facteurs certainement bien plus déterminants que la simple divulgation des rituels.

La seconde vague de divulgations touche les années 1760 à 1769. ACF Jackson en a recensé neuf :

-A Master Key to Freemasonry, 1760

-Three Distinct Knocks, 1760

Jachin and Boaz, 1762

Hiram, or the Grand Master Key to the Door of both Ancient and Modern Freemasonry 1764

Mystery of Freemasonry Explained, 1765

Shibboleth, 1765

Mahhabone, 1766

Solomon in all his Glory, 1766

The Free-Mason Stripped Naked, 1769.[4]

 

Ces révélations concernent à la fois le rituel des Anciens et des Modernes. Elles semblent cependant plus fantaisistes que dans les années 1720-1730. Hiram or the Grand Master Key… évoque des degrés mystérieux tels que “the minor’s degree” ou encore “the major’s degree”. Les officiers de loges sont affublés de noms, « Belus » pour le vénérable, « Eviles » et « Sabathes » pour les deux surveillants….On prétend même que les frères vérifient le sexe du nouvel initié, un peu à la mode papale : chaque profane est parait-il déshabillé entièrement avant sa réception dans l’Ordre… Ce thème est repris par l’auteur du très explicite  The Freemason Stripped Naked .[5]Cette série de divulgations n’a aucune visée idéologique, on le voit bien. Tout au plus ces écrits sont ils un peu voyeurs. Ils ont essentiellement pour but de rapporter de l’argent à leurs auteurs.

 

Cependant à partir de 1770, les divulgations perdent ce caractère relativement innocent. Plutôt que de révélations, il  s’agit désormais de condamnations. Le regard du curieux va céder la place au jugement hargneux. Ainsi l’auteur de Freemasonry, the Hignway to Hell (1768) menace de damnation tous les francs-maçons et réclame aux pouvoirs publics une répression sérieuse contre tous ces « hérétiques », accusés de pratiquer la nécromancie…L’auteur, visiblement catholique, s’abrite derrière les bulles papales de 1738 et 1751. Un certain Isaac Wood rédige une réponse,   A Confrontation of a Pamphlet entitled Masonry the Way to Hell. Malheureusement,  la sottise de la réponse vaut celle de l’attaque. L’auteur se montre tout aussi sectaire envers les catholiques que le pamphlétaire papiste envers le protestantisme et le judaïsme. Cette controverse, qui a des relents de guerres de religions, annonce la pièce maîtresse de l’anti-maçonnisme britannique, Proofs of a Conspiracy , ouvrage dû à la plume du professeur écossais John Robison, contemporain de l’Abbé Barruel. Les deux hommes nieront avoir été influencés l’un par l’autre. Tous deux sont à l’origine, on le sait, de la fameuse thèse aujourd’hui ridiculisée du complot maçonnique. L’heure n’est plus aux simples divulgations des rituels maçonniques. Dans le contexte de la Révolution française, les attaques contre la franc-maçonnerie prennent un caractère idéologique. Pourtant les Grandes Loges britanniques prennent soin de se démarquer des révolutionnaires français, de tous les réformateurs et de Illuminés de Bavière tant critiqués par Barruel et Robison. Elle se sentent suffisamment menacées par les écrits de ces derniers, pour prendre officiellement position, pour entrer dans l’arène politique malgré leurs principes,  proclamer leur soutien à l’ordre établi, à la monarchie, et adresser des messages de sympathie au roi à la suite  de l’attentat manqué contre ce dernier.

 

L’histoire prouve que les attaques à caractère idéologique ne se produisent que lorsque le contexte s’y prête : au début du siècle, lorsque les Stuarts laissent la place aux Hanovre et que les  Jacobites tentent de se rebeller, à la fin du siècle lorsque la peur de la contamination par la France renforce le conservatisme et le nationalisme britannique, et que la franc-maçonnerie est perçue par certains comme trop universelle, trop cosmopolite. En dehors de ces périodes, la plupart des divulgations de rituels ont représenté une bonne opération commerciale.

 

 

 

 

 

 



[1] L’Eglise d’Angleterre était de plus en plus latitudinaire, c’est à dire tolérante. La High Church représentait la partie la plus élitiste, la plus proche de l’Eglise catholique d’un point de vue théologique.

[2] Knoop&Jones, The Genesis of Freemasonry, Quatuor Coronati Circle, 1978, p.314-315

[3] The Grand Mystery of Freemasons(1724)

Have you the key of the Lodge,

Yes, I have.

What is its virtue?

To open and shut, and shut and open.

Where do you keep it?

In an ivory box, between my tongue and my teeth, or within my heart, where all my secrets are kept.

The Mystery of Freemasonry(1730):

Is there a key for your lodge?

Yes, there is.

Where is it kept?

In an ivory box, between my tongue and my teeth or under the lap of my liver, where the secrets of my heart are.

Masonry Dissected (1730):

Have you any key to those secrets?

Yes.

Where do you keep it?

In a bone box that neither opens no shuts but with ivory keys.

[4] ACF Jackson, English Masonic Exposures, 1760-1769, London, Lewis Masonic, 1986.

[5] « Le Franc Maçon entièrement déshabillé ».

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29 décembre 2005 4 29 /12 /décembre /2005 17:30

Cécile Révauger

Université de Bordeaux III

 

 

 

 

Edmund Burke et la franc-maçonnerie.

Des pérégrinations du chercheur, ou le dur labeur du dix-huitiémiste…

 

 

 

 

Tout dix-huitiémiste sait bien à quel point l’accès aux sources primaires est difficile. C’est pourquoi il se fie volontiers aux travaux de ses prédécesseurs, qui lui font souvent gagner un temps considérable et lui évitent d’entreprendre des démarches inutiles. Idéalement, tout chercheur vérifie ses sources et établit ainsi des faits qui pourront être acceptés par un autre chercheur, sans que ce dernier éprouve nécessairement le besoin de refaire le travail effectué par un autre. S’il n’en était pas ainsi la recherche dix-huitiémiste serait redondante et ne progresserait jamais. Si toute information concernant le siècle étudié devait être remise en cause, la recherche serait stérile, et  l’avenir appartiendrait aux seuls rats de bibliothèque. L’intérêt d’appartenir à une communauté scientifique est bien de pouvoir utiliser avec discernement le fruit des recherches d’autrui, à condition naturellement de citer ses sources secondaires, ce qui répond à la fois à un besoin de rigueur scientifique et de prudence. Ne parlons pas des chercheurs qui reprennent sans vergogne à leur compte le résultat des travaux d’autrui sans le dire. Bien qu’assez rare, ce comportement de prédateur existe malheureusement, même en milieu universitaire. Citer avec précision ses sources secondaires,  outre le simple devoir d’honnêteté intellectuelle, relève de la prudence. C’est une façon de reconnaître que l’on n’a pas directement vérifié la source primaire et que l’on fait confiance à un autre chercheur. 

Je me réjouis aujourd’hui d’avoir toujours cité mes sources concernant l’appartenance maçonnique d’Edmund Burke, faute d’avoir d’emblée vérifié tous les propos tenus à ce sujet. En effet, accordant foi aux affirmations de plusieurs auteurs, et après m’être directement adressée au conservateur de la bibliothèque de la Grande Loge Unie d’Angleterre, j’ai moi-même assez longtemps soutenu qu’Edmund Burke avait été maçon. Or, ayant  récemment eu accès à toutes les archives à ce jour disponibles à la bibliothèque de la Grande Loge Unie d’Angleterre,  j’ai dû me rendre à l’évidence : les preuves manquent et les langues se sont déliées un peu trop rapidement.

Dans un premier temps je tenterai de faire le point sur ces archives. Si cette chronique peut paraître un peu fastidieuse, elle aura du moins le mérite de montrer que de nombreuses embûches imposent parfois au chercheur un véritable parcours du combattant. Le tout est qu’il ne cède pas au découragement,  mais qu’il accepte parfois de rebrousser chemin. Après avoir examiné les faits, nous pourrons nous interroger sur les points de convergence et de divergence entre la pensée de Burke et les propos des francs-maçons au XVIIIe siècle. Même s’il ne fut pas lui-même forcément  franc-maçon, il est indéniable que Burke eut connaissance des Grandes Loges et surtout que sa pensée influença ces dernières, au XVIIIe siècle et parfois de nos jours encore. Il y eut bien des affinités entre le philosophe et la franc-maçonnerie. Cependant, la pensée de Burke est tellement originale que les Grandes Loges ne purent l’adopter intégralement.

 

 

 

Chronique d’une recherche sur l’appartenance éventuelle de Burke à la franc-maçonnerie.

Il est naturel, lorsque l’on entame une recherche, de voir si d’autres historiens ne l’ont pas déjà entreprise.  Les liens de Burke avec les loges maçonniques semblaient aller de soi dans plusieurs ouvrages consacrés à la franc-maçonnerie mais non chez les spécialistes de Burke. Burke figure parmi les 276 francs-maçons les plus célèbres au monde récemment recensés par John Hamill et Robert Gilbert dans Freemasonry , a Celebration of the Craft[1], ouvrage préfacé par le Duc de Kent. J’avais cependant remarqué que, sur le sujet précis de l’appartenance de Burke à la franc-maçonnerie,  chaque historien semblait s’abriter derrière un autre.  Ainsi Albert Mackey, dans sa Revised Encyclopedia of Freemasonry, s’appuyait-il sur deux articles parus dans des revues maçonniques, sans citer d’archives. Nous avons pu retrouver l’un de ces articles, celui de Geo.W.Baird, paru dans The Builder, une revue à destination des maçons américains,  en 1923. Baird déclarait sans la moindre hésitation :

 

“…we do not know as well as we should that Burke was also a Freemason, as were also many of his celebrated friends or contemporaries, among them being Alexander Pope, Jonathan Swift, Richard Savage, James Boswell, David Garrick, Sir William Forbes etc… [2]

 

Sur les six noms cites, il y avait au moins deux extrapolations. Le doute a plané sur l’appartenance maçonnique de Swift et de Pope mais jamais aucune preuve n’a pu être apportée. En revanche, James Boswell, David Garrick et Sir William Forbes étaient bien francs-maçons et membres du Literary Club également fréquenté par Johnson, qui, à notre connaissance, n’avait pas « reçu la lumière », comme on le dit parfois.  Baird, qui n’était pas historien, voulait simplement, en tant qu’ancien Grand Maître du District de Colombie, enrichir la galerie des portraits de maçons. Qu’il ait écrit cet article un peu rapidement est moins grave que le fait que Mackey, historien de la franc-maçonnerie quant à lui, se soit uniquement fié à ses dires pour rédiger une rubrique de son Encyclopédie, destinée à servir de référence aux futurs chercheurs. Pour une encyclopédie de ce niveau, la démarche semblait un peu légère.[3]

 William Denslow, auteur de 10 000 Famous Freemasons, était quant à lui beaucoup plus prudent et se contentait d’écrire à propos de Burke :

 

« He was thought to be a member of Jerusalem Lodge n°44, Clerkenwell, London, which was sometimes referred to as “Burke’s Lodge”[4].

 

Avant d’évoquer à mon tour l’appartenance de Burke à la franc-maçonnerie, je m’étais adressée au conservateur de la Grande Loge Unie d’Angleterre. A l’époque, je n’avais pas moi-même accès aux archives de la Grande Loge Unie d’Angleterre, des archives privées, réservées aux chercheurs confirmés, dont les travaux étaient connus. A tort semble-t-il, j’acceptai comme définitive la réponse qui me fut personnellement adressée par Joe Hamill :

 

“Denslow, in his 10000 Famous Freemasons, is correct in stating that John Wilkes was initiated by members of the Jerusalem Lodge n°44. What is problematical is whether the event took place in prison or whether John Wilkes was allowed out on parole for the event, as was possible as he was in a debtor’s prison . The press reports of his initiation state that it took place in the prison but this was later denied by the Masonic authorities as holding a meeting in prison was contrary to Masonic rules. The Minute Book of Jerusalem Lodge unfortunately does not state where the meeting took place.

Burke was a member of the Lodge and it was known as “Burke’sLodge” for a short time. The extant Minute Book does not reveal whether Burke had been initiated in Jerusalem Lodge or if he joined it from some other Lodge. The only other source for the details of his initiation would have been the Grand Lodge Registers but they did not begin to be kept until 1769-1770. Yours sincerely, J.M.Hamill, Librarian and Curator.”[5]

 

Il y a beaucoup à dire sur cette lettre, qui comporte au demeurant des informations fort utiles. De fait, Joe Hamill s’appuyait sur un document rédigé par un autre conservateur du musée, ce que je ne compris que plus tard. Comme les chercheurs le savent bien, l’arbre cache parfois la forêt. Tous les historiens de la franc-maçonnerie semblent s’être interrogés sur l’initiation de John Wilkes et avoir pris pour acquise celle de Burke, non que l’un ait été plus célèbre ou plus digne d’intérêt que l’autre, mais simplement parce que le fait de procéder à une initiation dans une prison pouvait porter atteinte à la dignité de l’Ordre.  Hamill ne retient de Denslow que son commentaire sur l’initiation de Wilkes et non le doute qu’il émettait au sujet de l’appartenance de Burke à la franc-maçonnerie. Il reprend le propos de Denslow, mais de façon un peu moins prudente, quant à  l’appellation qui aurait été donnée à la loge de Burke, la « Burke Lodge ». Tradition orale oblige, il semblerait que les maçons, historiens ou non, aient colporté le bruit de cette appellation , mais sans aucune preuve écrite à l’appui. Hamill se réfère aux « minutes » de la Jerusalem Lodge, sans les citer, mais reconnaît très honnêtement qu’on ignore si Burke a été « reçu » dans cette loge ou dans une autre[6]. Hamill aurait d’ailleurs dû parler de « réception » et non d’ « initiation »,  dans le contexte du XVIIIe siècle.

Plusieurs années plus tard, lorsque les portes de la bibliothèque de la Grande Loge Unie d’Angleterre se sont plus largement ouvertes, j’ai souhaité consulter moi-même les archives et faire le point sur ce dossier. Un lettre rédigée par le rédacteur d’un magazine maçonnique, The Masonic Record, datée de 196O, s’étonnait de la réception de Wilkes en prison par la loge Jerusalem n°44, qui aurait été la loge de Burke. Il reçut une réponse du conservateur adjoint, en date du 13 June 1960. Comme il s’agit d’une correspondance privée, nous ne pouvons la citer intégralement [7]. Cependant , la réponse affirme que la loge Jerusalem n°44 a bien reçu John Wilkes le 3 mars 1769 , alors que ce dernier était prisonnier à King’s Bench,  et qu’Edmund Burke était membre de cette loge à cette date. Selon le conservateur adjoint, la loge avait changé de numéro : elle avait été constituée sous le numéro 83 en 1731. En 1749 elle avait été reclassée et prit alors ne n°72 pour devenir le n°44 en 1755 et disparaître du registre de la Grande Loge en 1780. Il ajoutait que la Jerusalem Lodge, qui existait encore en 1960, à l’époque où il écrivait cette lettre,  portait le numéro 197 et datait de 1771.

Après vérification dans les Masonic Records[8], les informations concernant la numérotation sont tout à fait exactes. Les Masonic Records, établis par Lane, recensent toutes les loges d’Angleterre, affiliées aux deux Grandes Loges de l’époque, la « Moderne » et l’ « Ancienne »[9]. Les changements de numéros sont dus au fait que bon nombre de loges étaient radiées faute de payer les somme dues aux autorités maçonniques. La Grande Loge des Modernes en particulier procédait donc régulièrement à un reclassement des loges, en fonction de l’ ancienneté et au fur et à mesure des radiations. C’est ainsi que la Jerusalem Lodge initialement crée sous le n° 83 devint la loge n°44 en 1755. Une confusion a cependant eu lieu entre deux loges .  D’une part, la loge n°72,  fut bien créée en 1731 à  West Smithfield,  puis déménagea à St John’s Street, dans Clerkenwell  où elle fut connue sous le n° 44  à partir de  1755, avant de déménager à nouveau en 1771 et de prendre le n°38, à Rosamond Row, et d’être finalement radiée en 1780. D’autre part, une nouvelle loge  fut créée en 1771, également nommée  Jerusalem Lodge, qui reçut le n° 408, se  réunit à St John’s Gate, Clerkenwell, et qui était entièrement constituée de « maîtres » c’est à dire de maçons ayant atteint le troisième degré. Cette loge fut reclassée sous le n° 197 en 1894.  Il semblerait qu’en ce qui nous concerne, il faille éliminer d’emblée la deuxième loge, dont les archives ne mentionnent à aucune reprise  Burke ou Wilkes. Quant à l’appellation « Burke lodge » je n’en ai trouvé aucune trace.

Après de longues et fastidieuses recherches, mais grâce à la coopération du personnel de la bibliothèque de Freemasons’Hall, j’ai pu tout récemment avoir accès aux minutes de la Jerusalem Lodge (n°44) rassemblées dans ce dossier spécial.[10]La liste des membres de la loge n°38(ex n°44) établie en 1770 d’après une liste antérieure,  du 8 février 1769, ne laisse apparaître ni le nom de Burke ni celui de Wilkes. Les noms  « Burke » et « John Wilkes » figurent une seule fois, sur un feuillet qui semble mentionner les dates de réception des membres de la loge , et qui fait partie des minutes de cette loge. Cependant « Burke » est la seule indication, sans aucune mention du prénom. Il est surprenant que ces deux noms ne soient pas mentionnés dans la liste des membres de 1770, liste établie d’après celle de l’année précédente. On peut cependant supposer que le « John Wilkes » mentionné est bien le parlementaire, à moins qu’il n’ait eu un homonyme. Qu’il ait été ou non reçu maçon  en prison demeure un mystère. Selon A.M.Broadley, William Hickey, dans ses Mémoires, fait lui aussi état de la réception de Wilkes dans une loge maçonnique[11]. D’autre part, les minutes du 3 mars 1769 de la Jerusalem Lodge n°44 font bien mention de la réception de « John Wilkes Esq et de George Bellas Esq. », mais sans mentionner le lieu[12] . En ce qui concerne Burke, rien n’autorise à dire qu’il s’ agit bien d’Edmund Burke. Burke était un nom fort répondu à l’époque. Rien ne permet malheureusement d’affirmer que le « Burke » figurant sur cette liste ait été Edmund plutôt que   tout autre personnage de l’époque portant ce nom. Nous pourrions même imaginer que ce Burke ait été le criminel du même nom, William Burke , qui fut exécuté à Edimbourg en 1829, pour avoir étouffé plusieurs personnes à des fins lucratives,  afin de  vendre leurs corps à la médecine qui les disséquait…Que l’on se rassure, cela n’est qu’une boutade, destinée à rompre la possible monotonie du présent récit… Plus sérieusement, la preuve est faite qu’en l’absence de preuve, il est bien difficile d’être aussi affirmatif que certains historiens de la franc-maçonnerie le furent au sujet de Burke. Peut être Burke visita-t-il effectivement cette loge, auquel cas cette dernière, jugeant la renommée du philosophe suffisante aurait simplement mentionné son nom, estimant que l’indication d’un prénom serait superflu. En tout état de cause il ne fut certainement pas membre de la loge, puisque son nom ne figure pas sur la liste des membres. On pourrait imaginer qu’il appartenait à une autre loge, mais laquelle ? Le mystère subsiste. Quand bien même le «Burke » figurant une seule fois dans les archives de la loge Jerusalem aurait été le philosophe, ce dernier n’aurait pas été un maçon bien assidu puisqu’on ne retrouve son nom dans aucun autre document. Quant à John Wilkes, s’il est probable qu’il ait été affilié à cette loge, il est vraisemblable qu’il ne fut guère zélé  puisque son nom ne figure dans aucune des minutes ultérieures de la loge.

A la mort de Burke, en 1797, le Scientific Magazine et Freemason’s Repository, consacra plusieurs pages à retracer la vie du philosophe[13]. Une biographie très détaillée parut dans les numéros de mai, octobre et novembre. On n’y trouve aucune allusion à une quelconque appartenance de Burke à une loge maçonnique. Cependant, cela non plus n’est pas une preuve car les magazines maçonniques étaient généralement fort discrets au sujet des membres des loges. En effet, un an plus tard, de semblables articles sont consacrés à Wilkes, sans la moindre allusion à ses diverses affiliations à des sociétés de l’époque, pas plus à celle des maçons qu’à celle de la Sublime Société des Beefsteaks , des Bucks , de l’Ancienne Famille des Sangsues (Ancient Family of Leeches), dont Wilkes aurait pourtant fait partie…[14]On peut cependant remarquer le ton fort critique de l’auteur de l’article sur Burke. De façon générale, en bon franc-maçon soucieux d’apparaître comme sage et mesuré, cet auteur déplore les excès du philosophe.

 Il est significatif que Burke ait été si souvent associé à la franc-maçonnerie. Il est certain qu’il eut connaissance des loges,  ne serait ce que par l’intermédiaire du plus grand adversaire de l’Ordre à l’époque, le Jésuite Barruel qu’il semble avoir hébergé pendant la Révolution française[15]. Par bien des aspects, la pensée de Burke pouvait plaire à la franc-maçonnerie de l’époque. Cependant elle avait également de quoi la choquer.  Confronter le propos de Burke et le discours maçonnique permet de mettre à jour un certain nombre de convergences et de divergences.

 

Les convergences.

 

Lorsque la Grande Loge d’Angleterre voit le jour en 1717, le contexte religieux et politique semble apaisé. La Glorieuse révolution a mis en place un système de monarchie parlementaire qui fera l’admiration de Montesquieu, et accordé aux Dissidents de l’Eglise d’Angleterre  la liberté de culte, à défaut des droits civiques. Les premières loges rassemblent dans un cadre assez exceptionnel des hommes de confessions différentes, ceux qui ont prêté serment au roi et à l‘Eglise d’Angleterre mais également ces dissenters qui viennent d’obtenir la liberté de culte. Des Huguenots exilés, tels le Révérend Théophile Désaguliers jouent un rôle de premier plan dans la nouvelle Grande Loge. Le Révérend Anderson, presbytérien écossais, rédige les Constitutions qui portent son nom et qui serviront de référence à plusieurs générations de maçons, même si peu nombreux furent ceux qui prirent la peine de les lire. On a parfois affirmé que les premiers maçons étaient « déistes », adeptes d’une religion naturelle. Ils étaient surtout tolérants envers les dissenters, tout nouvellement émancipés.  Tout au long du siècle, jusqu’au début de la Révolution française, qui marque un réel tournant  pour les Grandes Loges tout comme pour les autres institutions britanniques, les maçons prônent une religion tolérante, latitudinaire, dans le sillage de la Royal Society et de son président Newton. De très nombreux membres de la Royal Society sont francs-maçons. Peu à peu cependant, les liens entre l’Eglise officielle et les Grandes Loges se resserrent. Ainsi, dès 1758 la Grande Loge d’Ecosse a créé un nouvel office au sein de sa direction, celui de Grand Chapelain. La Grande Loge d’Angleterre nomme son premier Grand Chapelain en 1776, juste avant d’inaugurer son très prestigieux local, qui lui procure une forte  visibilité parmi les institutions du Royaume, Freemasons’Hall, à Londres. Lorsqu’en 1813 « Anciens » et « Modernes » se rassemblent dans une seule Grande Loge, ils ne jugent pas bon de faire l’économie d’un Grand Chapelain, ils gardent les deux ! Il s’agit du Révérend Edward Barry (ex Grand chapelain des « Anciens » et du Révérend Lucas Coghlan (ex Grand Chapelain des Modernes). Naturellement, tous les Grands Chapelains appartenaient  à l’Eglise Etablie.

 De père protestant et de mère catholique, Burke est également enclin à une certaine tolérance religieuse, surtout envers les catholiques, mais dans une certaine mesure également envers les dissenters. En 1772, il refuse cependant de soutenir la Feathers Tavern Petition en faveur des dissenters[16]. La tolérance religieuse de Burke a les mêmes limites que celle des maçons britanniques : Burke et les Grandes Loges tirent prétexte du fait que certains dissenters anti-trinitaristes, tels que les Aryens ou les Sociniens, soutiennent la Révolution française, et  peuvent donc être associés aux radicals, à ceux que l’on nommera les « Jabobins britanniques », pour proclamer leur attachement indéfectible à l’Eglise Etablie d’Angleterre à l’exclusion de toute autre religion. La tolérance des maçons envers les dissidents, tout comme celle dont fait preuve Burke, est d’ordre purement philosophique. Elle ne s’accommode d’aucun compromis politique. Mise à l’épreuve de la Révolution française, cette tolérance disparaît. Ni Burke ni les francs-maçons n’étendent le concept de tolérance religieuse à l’athéisme. L’article I des Constitutions d’Anderson exclut des loges « l’athée stupide et le libertin irréligieux »[17]. Burke a lui aussi des mots très durs pour les philosophes français qu’il traite d’athées et rend coupable de la persécution du clergé[18].

On trouve chez les francs-maçons anglais le  même goût pour la tradition que chez Burke. Il est significatif qu’ils aient voulu se doter d’une constitution, et surtout  s’inventer une histoire, afin d’enraciner l’Ordre dans une tradition ancienne et donc respectable. En effet, les Constitutions d’Anderson sont précédées d’un long récit, qui tient évidemment davantage de la légende que de l’histoire. Afin de rattacher les maçons du dix-huitème siècle à la lignée du roi Salomon, Anderson ne recule devant aucune péripétie. La fonction de ce récit historique fantaisiste est du reste purement symbolique : il s’agit uniquement de prouver l’ancienneté et donc l’honorabilité de l’institution. On retrouve chez Burke la même défense de ce qu’il nomme la « constitution » anglaise. A ses yeux également , la constitution  signifie une sorte de patrimoine, héritage des temps les plus reculés, qui n’a pas été affecté par les troubles politiques des temps modernes, et qui pérennise ainsi l’ordre établi : « Our Constitution is a prescriptive constitution whose sole authority is that it has existed time out of mind [19]. » C’est au nom de cette notion de « prescription » que Burke justifie la propriété des aristocrates, indépendamment de la façon dont elle a été acquise, contrairement à Paine.

Comme les maçons de son époque, Burke a souvent recours à la métaphore de la construction,  sinon du temple. Il reproche aux dirigeants français ne n’avoir pas su préserver les fondations de leur édifice, de ne pas connaître leur métier, de ne pas  savoir manier les outils : « Your politicians do not understand their trade ; and therefore they sell their tools. [20]»  Pareil langage aurait très bien pu être tenu par les francs-maçons anglais qui se référaient aux anciens maçons de métier, ces bâtisseurs de cathédrales qu’ils nommaient « opératifs ». Les « Anciens Devoirs » de ces  maçons « opératifs » parlent tous de l’art du métier de maçon. Tout au long du XVIIIe siècle,  et de nos jours encore, la franc-maçonnerie est souvent désignée de façon métonymique par l’expression « The Craft » qui implique à la fois un art et un métier. Burke va jusqu’à utiliser un terme cher aux maçons, celui de « landmark »[21] que l’on peut également associer à un autre concept qu’il affectionne, celui de « prejudice ». Pour les francs-maçons anglais, le terme de « landmark » désigne les principes considérés comme inviolables, qui ne sauraient être enfreints sous aucun prétexte, tels que l’obligation de croire au « Grand Architecte de l’Univers », l’impossibilité d’initier des femmes , des infirmes ou des esclaves… De même, pour Burke, le « préjugé » au sens où il l’entend renvoie au respect de certains principes qu’il sacralise véritablement,  tels que l’ aristocratie  qualifiée de « naturelle », la propriété et bien entendu la religion.

Burke condamne la Révolution française dès ses balbutiements, alors que les Grandes Loges britanniques attendront quelques années. Les journaux maçonniques de l’époque, tels que  The Sentimental and Masonic Magazine, The Freemason’s Magazine, devenu The Scientific Magazine and  Freemasons’Repository [22], se réfèrent très souvent à Edmund Burke. Les maçons britanniques ont lu Burke et ont très largement adopté ses vues, son anti-jacobinisme et sa francophobie. Paradoxalement, par leur conservatisme et leur anti-jacobinisme, ils iront jusqu’à se rapprocher des conceptions de Barruel, le pourfendeur de la franc-maçonnerie française, et sans doute l’ami de Burke. L’amitié de Burke et de Barruel, ou du moins la sympathie qu’ils semblent avoir éprouvé l’un pour l’autre, a fait couler beaucoup d’encre. Comment ces deux hommes ont-ils pu se rencontrer ? Barruel affirme dans ses Mémoires que Burke l’a aimablement hébergé à son domicile après qu’il ait dû fuir la France : « dès la première année de l’émigration, honoré des bontés de Burke… », écrit-il, reconnaissant [23].  De plus, dans l’édition de 1818 de ses Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, le Jésuite  se targue du soutien de Burke, qui lui a adressé une lettre de félicitations, le 1er mai 1797, à l’occasion de la publication de son ouvrage.[24] Il n’est pas indifférent que Barruel ait épargné les maçons anglais, établissant une distinction très nette entre leur comportement et celui des maçons français. Burke n’aurait pas eu besoin d’intercéder en  faveur des loges anglaises. Ces dernières savaient marquer leur différence et faire preuve de suffisamment de francophobie pour se laver de tout soupçon de sympathie révolutionnaire. Si Burke devait apporter son soutien aux Vendéens, certaines loges britanniques encouragèrent les Volunteers. Ainsi, la loge de Red Lion  Street à Wapping aurait-elle créé sa propre association pour entraîner ses membres au maniement des armes, contre une éventuelle invasion française, selon le Scientific Magazine[25]. Le même magazine cite un autre exemple de « patriotisme », celui de la loge Unanimity de Wakefield . Cette dernière condamne officiellement la Révolution française en des termes plus fades mais tout aussi forts que  ceux de Burke :

 

« That lastly, most emphatically and unreservedly, we do desire to be understood as “hating with a perfect hatred » all treasonable and revolutionary practices. And so solemnly deprecate that impious and atheistical system which now desolates Europe, and which will, if it continues to gain ground, not only disappoint the exalted ends and purposes of the Craft, but also do away the fear and love of the Supreme Being, and root out the moral and social virtues from the heart and souls of men[26]”.

 

Tour à tour, toutes les Grandes Loges britanniques sortent de leur réserve habituelle pour condamner ouvertement la Révolution française. Le comte de Moira, au nom de la Grande Loge d’Angleterre, proclame l’attachement de la franc-maçonnerie à l’ordre établi, condamne  tous les révolutionnaires et rappelle que plusieurs membres de la famille royale honorent les loges de leur présence[27].

            Les maçons américains ont surtout retenu de l’action d’ Edmund Burke son soutien aux colonies américaines. Ils ont été plus sensibles aux deux célèbres discours sur l’Amérique qu’aux Reflections. Alors que Burke s’était contenté  de critiquer ce qu’il considérait comme des mesures économiques maladroites de la part de George III, il est considéré comme le défenseur des libertés des colons par ce maçon qui écrit un article à la gloire du philosophe, à l’aube de la seconde guerre mondiale . L’auteur intitule son article « What the World owes to Edmund Burke »,  et va jusqu’à affirmer que le philosophe fut reçu maçon en bonne et due forme “in due, ancient and ample form », qu’il fut à la fois l’ami de Voltaire, de Pope, de Swift et de Johnson… visiblement sans grand égard pour la chronologie. Il conclut en disant que les maçons américains devraient honorer davantage la mémoire de Burke. Il manie l’hyperbole,   voue presque un culte de la personnalité au philosophe :

 

« In every state of these United States there should be at least one lodge of the Masonic Institution named in honor of Edmund Burke, the friend of the United Colonies in the war of 1775-1783. His picture should grace the walls of every schoolroom in the Western World.[28]

 

Que Burke ait été influencé par la franc-maçonnerie est assez peu probable,  en revanche qu’il ait lui même séduit les maçons par ses idées ne fait aucun doute.

 

Les divergences.

 

Toutefois, la rhétorique souvent excessive de Burke avait de quoi choquer des maçons britanniques soucieux d’apparaître comme sages et modérés en tout point.

Par plusieurs aspects, les conceptions esthétiques de Burke diffèrent de celles des francs-maçons. De façon assez abstraite, les maçons spéculent sur la géométrie. Géométrie et maçonnerie ne font qu’un pour ce maçon qui prononce un discours devant la Stewards’Lodge de Londres :

 

« Geometry is beyond doubt the basis of masonry. Geometry, so dominated, is classically derived from the Greek…the earth…and to measure…As profane history makes Tubal-Cain otherwise Vulcan, the first king and founder of Egypt, and of its famous capital Memphis, he consequently was the first practical builder, and master of work, and the first carried into operation the speculative use of Geometry. From this time, Geometry and Masonry were so incorporated, as to become necessary dependents(sic)on one another[29].”

 

Les maçons  sont épris de l’esprit de mesure, au sens géométrique comme au sens figuré. L’harmonie, l’équilibre et la beauté sont les critères essentiels. Il est probable que l’édification de Freemasons’Hall ne répondit pas aux critères esthétiques décrits par Burke dans son essai, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful[30]. Les conceptions de Burke avaient de quoi déranger les esprits prudents, épris avant tout de proportions et  de lignes droites . Les maçons du XVIIIe siècle avaient  parfois tendance à confondre le volumineux  et le sublime. Burke au contraire critiquait les œuvres d’art qui n’étaient imposantes que par leurs dimensions :

 

“Designs that are vast only by their dimensions, are always the sign of common and low imagination ; no work of art can be great, but as it deceives ; to be otherwise is the prerogative of nature only”[31].

 

Burke distingue le beau du sublime, la mesure de la démesure, sans prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Pourtant, il ne peut cacher son admiration pour le sublime, et donc, implicitement sa fascination pour la démesure :

 

« …the sublime and beautiful are built on principles very different and …their affections are as different : the great has terror for its basis ; which when it is modified, causes that emotion in the mind, which I have called astonishment ; the beautiful is founded on more positive pleasure, and excites in the soul that feeling which is called love.[32] »

 

Lui-même cède à la démesure, vers la fin de sa vie, pour condamner tout compromis avec les révolutionnaires français. Certes les maçons condamnent aussi les Jacobins, mais de façon beaucoup plus sobre. S’ils ont pu être séduits par les Reflections on the Revolution in France, ils est plus douteux qu’ils aient lu et apprécié les Letters on a Regicide Peace . Le propos outrancier et guerrier  avait de quoi choquer les francs-maçons. En effet, Burke se prononce clairement contre la paix d’Amiens, et incite le gouvernement britannique à se battre jusqu’au bout contre les « régicides », c’est-à-dire, à ses yeux les Jacobins. Certes les journaux maçonniques de l’époque, et en particulier le Sentimental and Masonic Magazine, se sont répandus en récits plus larmoyants les uns que les autres sur la mort du roi et de Marie-Antoinette, allant jusqu’à montrer le roi Louis XVI près de l’échafaud dans une posture qui fait penser à celle du compagnon maçon[33]. Cependant, en règle générale, les maçons ont eu tendance à déplorer les effets néfastes de la guerre. A notre connaissance, ils n’ont jamais clairement incité le gouvernement britannique à reprendre les hostilités contre la France.

Avant de recevoir une pension du roi à la fin de sa vie, Burke a critiqué ce qu’il considérait comme un excès de pouvoir royal. En 1782, l’Establishment Act qu’il a contribué à faire voter limite considérablement les privilèges du roi . Burke ose critiquer les abus royaux. Il a une vision très moderne des partis, préférant les différences clairement affichées aux factions qui opèrent dans l’ombre. Sans être lui-même aristocrate, Burke croit en une « aristocratie naturelle » , garante des valeurs morales de la nation. Certes ce dernier aspect ne pouvait en rien gêner les francs-maçons. Cependant lorsqu’il oppose les intérêts des aristocrates aux prérogatives royales, lorsqu’il ridiculise le gaspillage financier dû aux  dépenses inconsidérées de la monarchie [34], ou bien même lorsqu’il évoque les maladresses de George III dans les colonies d’Amérique,  tout cela n’est pas du goût des maçons désireux de garder un profil bas en politique et de s’attirer les faveurs des princes. Les deux Grandes Loges anglaises, la « Moderne » et l’ « Ancienne » prennent en effet soin de choisir pour Grands Maîtres deux princes royaux, le duc de Sussex et le duc de Kent, faisant ainsi en sorte que l’union maçonnique devienne une affaire de famille, entre frères de sang royal. Grâce à ces nobles appuis, les maçons échapperont aux rigueurs du Combination Act et garderont la liberté de se réunir, moyennant quelques aménagements très mineurs[35]. Avec les friendly societies, les loges seront en effet les seules associations autorisées à poursuivre leurs activités pendant les guerres napoléoniennes.

 

 

Tout homme politique, tout philosophe, avait connaissance de l’existence des loges maçonniques, institutions respectables et liées très étroitement à la royauté, tout particulièrement à la fin du XVIIIe siècle. Burke rencontra très certainement plusieurs maçons, ne serait-ce que Wilkes, qu’il l’ait ou non côtoyé en loge. De là à affirmer qu’il était lui-même franc-maçon, il n’y a certes qu’un pas. La prudence empêche cependant de s’engager sur cette voie.

Il est surprenant, que, sauf erreur de notre part, Burke n’ait pas fait une seule allusion à la franc-maçonnerie dans son abondante correspondance s’il fut réellement franc-maçon. Cependant  cela non plus ne saurait constituer une preuve. On avancera en effet que James Boswell resta quant à lui très discret dans ses écrits alors qu’il fut Grand Maître adjoint de la Grande Loge d’Ecosse… Le fait que le nom « Burke » apparaisse une seule fois dans les minutes de la Jerusalem Lodge, sans mention du prénom, n’est pas probant. Le doute subsiste donc. Quelle que soit la frustration du chercheur, force est de constater que la lumière ne peut être faite, à ce jour du moins. La seule certitude est que le discours anti-jacobin de Burke trouva un écho favorable chez les francs-maçons, tant qu’il leur sembla servir l’Eglise établie, la royauté et l’aristocratie. La forte personnalité de Burke avait cependant de quoi les inquiéter. L’auteur de la chronique nécrologique parue dans le Sentimental et Masonic Magazine exprime une certaine réserve à l’égard de Burke, lui  reproche un esprit partisan et, en somme, semble  déplorer que le philosophe n’ait pas été plus soucieux de plaire au genre humain,

 

 

« Who, born for the universe, narrow’d his mind,

And to party gave up what was meant for mankind.”

 

Ce maçon aurait-il parlé ainsi d’un “frère”?  Les maçons de l’époque n’étaient pas tous aussi universalistes que prétendait l’être l’auteur de ces vers. Beaucoup auraient péché par excès de patriotisme, tout comme Burke…



[1] John Hamill&Robert Gilbert, Freemasonry, a Celebration of the Craft, Foreword by HRM The Duke of Kent (London: Mackenzie, 1992, p.228.

[2]  Geo W Baird, “Great Men who were Masons, Edmund Burke”, in The Builder( Oct. 1923) p.304.

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