Préface,
par Cécile Révauger
« Les personnes admises membres d’une Loge doivent être hommes de bien et loyaux, nés libres et d’âge mûr et discret, ni esclaves, ni femmes, ni hommes immoraux et scandaleux, mais de bonne réputation»[1].
Depuis le célèbre article des Constitutions d’Anderson, franc-maçonnerie a le plus souvent rimé avec masculinité. Comment ce texte fondateur, issu des Lumières, directement influencé par la pensée de John Locke en matière de tolérance religieuse pouvait-il exclure à la fois les femmes et les esclaves ? C’est une source d’étonnement dans notre monde contemporain. Pourtant lorsqu’on connaît la place des femmes au début du XVIIIe siècle en Angleterre, et lorsqu’on se souvient que le pire était encore à venir en matière de traite atlantique, notre surprise n’a pas lieu d’être. Il a fallu plus de cent ans pour que l’interdiction d’initier des hommes nés esclaves soit levée par la Grande Loge Unie d’Angleterre, en 1847, treize années après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique. Pour autant les maçons américains n’ont que partiellement mis un terme à l’exclusion des Noirs puisque aujourd’hui encore une dizaine de Grandes Loges des États du Sud refusent de reconnaître l’existence et la légitimité des Grandes Loges de Prince Hall. Quant à l’interdiction d’initier des femmes, elle figure toujours de façon explicite parmi les landmarks de la Grande Loge Unie d’Angleterre et de toutes les Grandes Loges américaines. Les landmarks sont ces repères, ces limites infranchissables, ces principes considérés comme inviolables par les maçons d’Outre Manche et d’Outre Atlantique. Certes nombres d’obédiences françaises refusent également d’ouvrir leurs portes aux femmes, mais sans qu’elles l’aient inscrit explicitement dans leurs règlements ou constitutions. Quand on connaît le caractère exceptionnel de la loi écrite dans la tradition anglo-saxonne, qu’elle soit maçonnique ou non, force est de constater que les maçons britanniques et américains accordent une importance extrême à l’exclusion des femmes.
Si les limites sont faites pour être franchies, cela fut bien davantage le cas en France qu’en Angleterre. A l’exception de Lady Aldworth née Elizabeth Saint Léger (1695 ?-1772), celle que l’on surnomma « The Lady Freemason », vraisemblablement initiée à Cork [2] entre 1710 et 1713 au château de son père le vicomte Doneraile après y avoir surpris une assemblée de maçons, aucune autre femme n’eut cet honneur. Le fait qu’elle ait été française d’origine dut rassurer des générations de maçons britanniques, qui s’évertuèrent pourtant à affirmer le caractère légendaire de cette initiation, arguant du fait que la Grande Loge d’Irlande ne fut fondée qu’en 1725. Quoi qu’il en soit l’appartenance de Lady Aldworth à la franc-maçonnerie figure sur sa stèle funéraire, et son neveu devenu Grand maître d’Irlande ne nia jamais la chose[3]…De plus on trouve le nom de Mrs Aldworth dans la liste des 416 souscripteurs de l’ouvrage de D’Assigny, paru en 1744, ASerious and Impartial Enquiry into the Cause of the present Decay of Free-Masonry in the Kingdom of Ireland [4] . Il est indéniable cependant qu’elle força quelque peu l’entrée du temple… Une ou deux femmes ont pu être initiées dans les loges dites « opératives », comme le révèle l’admission d’une certaine Mary Banister dans la compagnie des maçons de Londres en 1714[5]. Là encore, ce fut l’exception qui confirma la règle.
C’est bien en France qu’eut lieu la percée la plus significative. La franc-maçonnerie est rarement en rupture avec la société de son temps. La société anglaise maintenait soigneusement les femmes à l’écart de tous ses clubs. Or de même que la société française du dix-huitième siècle laissa les femmes occuper certains espaces bien délimités, tels que les très aristocratiques salons, la franc-maçonnerie entrouvrit elle aussi la porte : dans quelle mesure ces loges dites d’adoption furent elles des créations masculines ou bien au contraire un véritable lieu d’émancipation féminine, c’est bien la question de fond, et celle que posent ici avec une grande clarté Margaret Jacob et Janet Burke.
On doit à René Le Forestier, l’un des tous premiers ouvrages sur la franc-maçonnerie féminine, resté inédit jusqu’à ce qu’il fut redécouvert par Antoine Faivre[6] On connaissait les travaux de Françoise Jupeau Réquillard et de Gisèle et Yves Yvert-Messeca[7], qui ont eu l’immense mérite de défricher les archives et de répertorier les loges d’adoption. Cependant Margaret Jacob et Janet Burke ont souhaité revisiter ces premières loges à la lumière de la critique féministe. Auparavant elles s’étaient attardées sur quelques unes de ces loges et sur leurs membres, ces premières maçonnes dont on sait si peu de choses. On doit à Margaret Jacob plusieurs études sur la Loge de Juste, active à La Haye dès 1751. Cependant on trouvera ici son premier écrit sur la Loge Anglaise fondée en 1732 à Bordeaux et sur la loge d’adoption qui tenta de graviter autour d’elle. Grâce à sa lecture des archives françaises de Moscou, originellement confisquées par les Nazis, puis saisies par les Russes et récemment rendues par ces derniers au Grand Orient de France, Margaret Jacob a pu trouver trace de maçonnes bordelaises. Certes, ces dernières ne reçurent pas un accueil favorable de la part des « frères » de la Loge Anglaise, qui devaient également se distinguer par leur refus d’initier des Juifs et des hommes de théâtre dans la ville qui devait être celle de Victor Louis. Néanmoins les maçonnes bordelaises furent peut être bien les premières en Europe, et au monde…
Janet Burke et Margaret Jacob montrent bien les points forts et les limites de ces loges d’adoption. Il faut reconnaître que pendant longtemps on en a surtout vu les limites, qui sautent aux yeux : ces femmes se réunissaient sous la tutelle de loges masculines, en utilisant des rituels distincts, qui n’hésitaient pas à mettre en scène le « péché originel », et s’attardaient fort complaisamment sur les pépins de pomme. Le concept même d’adoption sous entend une démarche paternaliste, protectrice de la part de « frères » qui étaient pourtant eux-mêmes beaucoup plus sensibles aux idées des Lumières que la moyenne. Or peu à peu ces premières maçonnes parvinrent à s’imposer, à se faire reconnaître. Paradoxalement, c’est justement à travers l’originalité de leurs rituels qu’elles firent entendre leur voix et affirmèrent peu à peu leur spécificité, parvenant ainsi non seulement à prendre leur place au sein de la franc-maçonnerie mais dans la société.
A travers les travaux de Margaret Jacob et Janet Burke, on mesure bien la faiblesse des grilles de lecture, féministes ou non, qui négligent le contexte. Ainsi on ne saurait rejeter d’un trait de plume les loges d’adoption du dix-huitième siècle au motif que les loges de l’Eastern Star qui furent créées au siècle suivant et qui existent de nos jours encore aux États-Unis proposent des modèles de maçonnerie féminine fort peu satisfaisants. Alors que les loges françaises du temps de la Princesse de Lamballe représentaient une réelle avancée dans la société de leur époque, les « sœurs » de l’Eastern Star persistent à vivre dans l’ombre des loges masculines sans même revendiquer le titre de « maçonnes ». Margaret Jacob et Janet Burke, on l’aura compris, proposent une nouvelle lecture féministe des loges d’adoption, débarrassée de quelques scories dogmatiques. En prenant en compte le contexte, elles montrent que ces premières maçonnes surent semer les germes de l’émancipation féminine, même si bien entendu, elles restèrent entre aristocrates.
Nous publions ici quatre traductions d’articles originellement parus en anglais, ainsi que le travail inédit de Margaret Jacob sur la loge d’adoption de Bordeaux. S’agissant du premier ouvrage de la collection « Monde Maçonnique » des Presses Universitaires de Bordeaux, nous sommes particulièrement heureux d’avoir ce privilège. Cette collection s’est donnée pour but de publier des travaux scientifiques sur l’histoire de la franc-maçonnerie, en Europe et dans le monde. A notre connaissance il s’agit de la première collection consacrée à la franc-maçonnerie dans le cadre de presses universitaires. Nous sommes particulièrement heureux de l’inaugurer avec un ouvrage consacré aux « premières maçonnes ».
Je remercie très sincèrement, outre les deux auteures, Jean-Pierre Bacot et Laure Caille qui ont rédigé l’avant-propos, les deux traducteurs, Laure Caille et Pierre Morère, ainsi que Bernadette Rigal Cellard, directrice des Presses Universitaires de Bordeaux et qu’Antoine Poli, responsable administratif et éditorial, qui ont bien voulu me confier cette nouvelle collection.
A Bordeaux, le 9 novembre 2009.
[1] Constitutions d’Anderson, introduction, traduction et notes de Daniel Ligou, Paris, Lauzeray International, 1978, Article III, p.51.
[2] Finn’s Leinster Journal, paru à Kilkenny le 20 mai 1772 (rpt John Heron Lepper and Philips Crossle, History of the Grand Lodge of Free and Accepted Masons of Ireland, Dublin, 1925, 2 vol., p.79) : « Died at Newmarket, Co Cork, aged eighty, the Honourable Mrs Adlworth, wife of Richard Aldworth Esquire and daughter of the late Lord Doneraile. Lady Aldworth was the only woman in the world who had the honour of being made a Freemason,
[3] Il s’agit de Arthur Mohul St Leger, 3e vicomte de Doneraile (1718-1750) devenu Grand Maître de la Grande Loge d’Irlande en 1740.
[4] Lepper et Crossle, 1925, p. 180. Voir mon article « Aldworth, née St Leger, Elizabeth (1692-1693 ou 1695-1772) » dans le dictionnaire biographique Le Monde Maçonnique , coordonné par Charles Porset et Cécile Révauger à paraître aux Editions Champion.
[5] Minutes de la London Worhipful Company of Masons,12 février 1714, citées par Andrée Buisine, La Franc-maçonnerie anglo-saxonne et les femmes, Paris, Guy Trédaniel, 1995, p.30.
[6] Réné Le Forestier, Maçonnerie féminine et Loges académiques, ouvrage inédit publié par Antoine Faivre, Milan, Archè, 1979.
[7] Voir bibliographie de l’avant propos.